Entretien avec Kaori Ito

«Il n’existe pas de silence où il ne se passe rien»
Jean-Louis Fernandez 
 

Comment as-tu rencontré Claire Lasne-Darcueil et comment a démarré votre collaboration sur le projet? 

Claire [Lasne Darcueil] est venue me voir danser au MC93 dans la pièce d’Alain Platel, Out of Context, en hommage à Pina Bausch. C'est un spectacle qui tourne encore, depuis 2010! Ce spectacle est assez merveilleux, il est composé de neuf interprètes avec qui on travaille et c’est le seul où je suis encore investie comme interprète. Comme Claire avait été emballée par mon travail, elle a voulu me rencontrer. Elle est donc venue à Strasbourg et on a pris rendez-vous parce qu’elle voulait voir si je pouvais poser un regard chorégraphique sur le projet.

Tu parles souvent de l’intelligence corporelle; quelle définition pourrais-tu en donner et comment l'as-tu observée à l'œuvre dans le projet de Je suis venu te chercher, notamment dans le rapport aux acteurices non professionnel·les? 

Dans ce projet, il y a un travail vraiment approfondi et extraordinaire avec le corps des amateurices. Quand on travaille professionnellement avec nos corps, on a tendance à oublier que notre expertise nous permet aussi de mettre en place des techniques pour se masquer ce qu'il y a au-dedans, à l’intérieur de nous-mêmes. 
   La technique empêche parfois d’être touchant. Avec les amateurices, ce qui est impressionnant, c'est que les gens avec lesquels on travaille ont certaines expériences et les mouvements de leurs corps expriment toute leur vie. Même dans la maladresse, il y a une intelligence du corps, quelque chose de très humain, de profondément touchant, qui s'échappe en fait. 
   Donc, on sent qu’il se passe quelque chose de très fort et j'ai l'impression que ça apporte beaucoup aux comédiens professionnels, Lisa [Toromanian] et Salif [Cissé]. Je crois que c'est un endroit très dangereux pour des acteurices de se frotter à cette réalité, parce que ces récits sont des récits du réel, les témoignages d’une vie. 
   Pour moi aussi, c’est très important parce que j'aime cette humanité-là, et je pense que ce que je cherche dans la danse aussi, c’est l’humanité : je ne danse pas pour juste danser, je danse pour qu'il y ait un lien avec les spectateurs. D’ailleurs, dans «Il n’existe pas de silence où il ne se passe rien» Entretien avec Kaori Ito 12 la danse, ce n'est pas moi qui danse. Ce qui compte, c'est «entre», c'est l'espace entre les spectateurs et la personne qui danse, c'est dans cet espace-là, dans le vide, qu’il se passe quelque chose. 
   Donc, évidemment, on pense avec le corps. Et je crois que dans notre société, nous sommes tellement coupés des corps que c’est une raison de plus de privilégier l’intelligence du corps. Le corps est toujours le premier à penser et à réagir; il faut apprendre à lui faire confiance. Le corps, c’est une intelligence immédiate : il y a un danger, on fuit; mon fils va tomber, je le retiens.

C'est très beau ce que tu as dit sur le vide et cela me fait penser à la façon dont Claire Lasne Darcueil parle du silence, peux-tu revenir là-dessus, sur ce rôle du vide? 

Le vide et le silence, en fait, c'est aussi un temps qui est plein. On dit cela au Japon, il y a le mot qui s'appelle «MA», et qui désigne toutes les choses qui sont «entre». Et je crois profondément que nous sommes tous formés de particules qui sont reliées entre elles. C’est aussi de la physique quantique. Je crois dans l'échange d'énergie, aussi. L'énergie projette quelque chose dans le silence. En soi, il n’existe pas de silence où il ne se passe rien. Dans ces silences-là, il se passe toujours quelque chose. Par exemple, après une confidence de Jean [Haas], il y a un petit silence et ce silence contient plus de plénitude que bien des mots. 
   Je pense aussi que j'ai une méthode très japonaise quand je travaille. Je viens du Japon et j'aime cette façon que le théâtre traditionnel japonais a de chercher le vide. Les maîtres de cet art ne voient pas simplement des gens, ils ont la capacité de voir les espaces entre les gens. Ils mesurent si les espaces sont tendus ou détendus. Donc, on a beaucoup travaillé avec Claire sur comment habiter le silence, comment habiter l'arrêt. Quand on est figé, est-ce que c'est tendu entre nous, est-ce que le vide est tendu ou détendu? 
   La projection de l'espace est aussi est importante. Est-ce qu'on s’échine à bouger le plus d'espace possible autour des personnes ou est-ce que c'est un espace intime qu'on est en train de mettre en mouvement? Donc l'espace est habité. Le vide n’est pas vide. Dans le vide, il y a aussi la créativité.

Jean-Louis Fernandez 

Par rapport à la créativité, sur quoi as-tu fondé le vocabulaire chorégraphique de ce projet? 

Nous sommes restées attentives aux capacités de chacune et chacun. On a essayé d'écouter comment le corps de telle personne s'exprime et, à partir de là, on a créé des situations.

Est-ce que tu peux donner un exemple de cette façon dont vous avez créé des situations à travers le corps? 

Oui, on a travaillé au début avec la technique de Laban [Rudolf Laban est un danseur, chorégraphe, et théoricien de la danse hongrois qui fonde son langage chorégraphique sur l’improvisation et la singularité de chaque être dans l’expression de ses mouvements. — Ndlr] On part de neuf points dans l'espace et on touche chaque point avec une partie différente du corps. Donc on a vraiment pratiqué cela, par exemple, ou bien aussi l’état amoureux et, en particulier, le moment où on frime un peu. Quand tu frimes, tu es là, tu sais que tu peux donner beaucoup mais 13 tu ne donnes pas tout, tu vois. Être dans une forme de retenue. Quand on n'est pas habitués, en fait, on donne trop. Trouver ce côté frimeur, c'était assez intéressant. Tous les corps sont différents, il y a des personnes en situation de handicap aussi et chacun recèle une cachette où on peut trouver des diamants. On a parlé aussi de ces diamants nichés à l'intérieur de notre cage thoracique, qui brillent, mais que l’on ne montre pas tout de suite. 
   Ce genre d’images, je pense, que ça a concrètement aidé à poser des vocabulaires chorégraphiques. La narration est très importante, aussi. On le voit, par exemple avec Marie-Cécile [Althaus]. Elle danse beaucoup dans cette pièce, et souvent, je lui ai demandé : «qu'est-ce que ton corps dit par rapport à ce mot?» On a beaucoup travaillé là-dessus. J’ai écrit avec le vocabulaire spontané de son corps, parce que l'âme est déjà là, en fait. L'âme du mouvement est déjà là. Après, ce qui reste à faire, c’est de composer et de clarifier ce déjà-là. Je pense que tous les mouvements partent de l'émotion et de la situation.

Est-ce que tu peux revenir sur le lien, que tu as déjà abordé dans notre échange, entre le travail du corps des acteurices non-professionnel·les et celui des professionnel·les? 

Oui, je vais partir d’un silence de Jean [Haas]. À un moment, Jean a vraiment une expression, comme s’il aller se confier et son silence, ce moment où il dit ne rien, il éveille quelque chose en nous. Eh bien moi, ça m’a donné envie de pleurer. Ce genre de situations, Lisa [Toromanian] et Salif [Cissé] les observent depuis un moment. Donc, pour eux, c'est un challenge de reprendre ça et de se connecter à cette humanité brute. Le rôle de Salif est très intéressant parce qu'il écoute énormément. Mon très cher ami Yoshi Oida [acteur et metteur en scène japonais qui a notamment travaillé avec Peter Brook sur l’invitation de Jean-Louis Barrault en 1968; c’est aussi un théoricien du théâtre qui a publié plusieurs ouvrages, dont L’acteur flottant en 1992 — Ndlr.] que je considère comme mon père adoptif nous a appris qu’il faut jouer pour l'autre; il ne faut pas jouer pour soi, ni pour se montrer. Jouer pour l'autre, cela signifie faire rejaillir la lumière de l'autre personne qui, nécessairement, va se refléter sur soi. 
   Donc, dans cette logique je pense que l'écoute de Salif dans cette pièce est extrêmement importante. Il écoute tous ces récits parce que c’est cette écoute qui lui permet de chercher le sens de sa vie, donc le silence de Salif est très difficile à jouer et valoriser ce silence, c'est aussi valoriser l’humanité, l’émotion en soi. Claire [Lasne Darcueil], c'est quelqu'un qui est aussi très émotionnel et qui est très généreuse, donc c’est une personne avec laquelle on a beaucoup de plaisir à travailler. Elle a toute la sensibilité qu’il faut pour ne pas pousser les gens à apprendre le texte s’ils ont du mal à le faire et elle a aussi la capacité à chercher et à trouver des solutions. Par rapport au corps, aussi, on a cherché des solutions qu’ils puissent s'exprimer librement. On ne cadre les choses que pour que les personnes se sentent libres.

À l’origine du projet, il y a des souvenirs d’enfance. Je voulais savoir, en guise de dernière question, le rapport que tu avais à l’enfance et la place que tu lui accordes dans ta création? 

Je pense que l’enfant en nous continue de grandir. Quand il y a des problèmes psychologiques, on sait qu’ils sont souvent liés à l'enfance. L’aspect de la guerre, aussi, m’a semblé important. Dans les souvenirs qui sont racontés, la guerre est présente, de manière souvent indirecte mais toujours prégnante. Ces générations 14 qui ont souffert de la guerre n’en donnent pas des récits forcément très précis mais la réalité des conflits est palpable. Par exemple, on le voit dans le monologue de Jean, même s'il n’a pas été sur le front. 
   Quand on est enfant, il y a la peur d'être abandonné. Même dans la quête des origines menée par Salif, à la recherche de son père, il y a un lien avec cette volonté qu’on a souvent de réparer l’enfance. On veut revisiter les problèmes, les contraintes qu'on a vécues. En ce sens, l'artiste est égal à l'enfant. Personnellement, ce sont les enfants qui m'éclairent et m'inspirent. Ils trouvent des solutions. Et cela rejoint les orientations du TJP. L’enfance et la dimension intergénérationnelle sont très importantes. 
   Quand on est inspiré, on le doit vraiment à l'enfant en nous. Je pense que vieillir, c'est épurer pour revenir à l’enfance. C’est comme la technique du kintsugi, cet art japonais de réparation de la céramique : c’est dans les fractures et dans les plaies que l'or pénètre. Plus le bol est cassé ou fissuré, plus tu peux réparer avec de l'or, et donc c’est ta richesse qui se révèle dans la réparation.
    Transformer à partir de ce qui est cassé, c’est ce qui m’a animée dans le projet et c’est ce qui m’anime au TJP, créer un espace de convivialité. Je crois aussi dans ce lien que l’on noue entre le TJP et le TnS, structurellement, nous sommes complémentaires.
En partant de ce projet avec Claire, je cherche aussi à comprendre comment on peut politiquement articuler les deux structures. Caroline [Guiela Nguyen] accorde une place prépondérante aux récits des amateurices et le projet avec Claire, c’est une belle aventure mais c’est aussi une amorce pour créer des points de rencontre. 

Propos recueillis le 9 janvier 2025 au TJP – Centre dramatique national Strasbourg – Grand Est par Najate Zouggari

Jean-Louis Fernandez