Le cadeau de la fiction

Dans cet entretien, Caroline Guiela Nguyen déploie la genèse de son conte à hauteur d’enfant, elle raconte notamment comment elle a travaillé avec les interprètes de langue roumaine et évoque la violence institutionnelle d’un milieu médical transfiguré par la puissance salvatrice, et souvent facétieuse, de la fabulation.

Quel est le point de départ fictionnel de la création ? Peux-tu nous parler de l’envie qui a motivé ton projet artistique ?

J'avais envie de travailler sur la question de l'interprète car j’ai toujours été persuadée que ce métier était révélateur de notre monde contemporain et de sa géographie actuelle. Cet acte me semble très proche du théâtre puisqu’il s’agit aussi de traduire la parole de l’autre. Donc on se trouve au centre du discours mais il faut aussi se faire disparaître. 

Ma réalité familiale a aussi fait que c’est un interprète qui a réalisé le pont entre la langue que ma mère avait décidé de ne jamais me donner en héritage et moi.

Je raconte souvent cette anecdote : mon interprète au théâtre de la Schaubühne à Berlin n’étant pas disponible aux répétitions du matin, je lui ai demandé ce qu'elle faisait et elle m’a répondu : « j’accompagne des femmes ukrainiennes pour assurer la traduction au moment de leur accouchement ». Cette présence d’un intermédiaire ex- terne, au moment qui est sans doute le plus intime d’une vie, m’a profondément marquée.

À l’occasion de mon arrivée au TnS, j'ai rencontré l'association Migrations Santé Alsace et plusieurs interprètes : géorgien, albanais, afghan, turc, arabe, vietnamien, russe etc. Ils m’ont raconté les situations dans lesquelles ils avaient été obligés d’annoncer une mauvaise nouvelle : un refus du droit d’asile, une obligation de quitter le territoire, une maladie incurable, etc.

Et je n’ai pas pu m’empêcher de penser à cette phrase de Racine que je cite de tête : « maudit soit celui qui annonce le malheur ».

Peux-tu revenir sur la rencontre avec l’association Migrations Santé Alsace ? Comment a-t-elle contribué à nourrir ta vision artistique pour le projet ?

Lorsque l’on ne donne pas d’interprète aux personnes allophones, on les empêche d'accéder à un droit fondamental, celui de se soigner, que les institutions publiques devraient garantir à toutes et tous dans un souci d’égalité.

Les membres de l’association m’ont également appris que, faute de professionnels pouvant assurer la traduction, les familles avaient recours à leurs propres enfants. Cet état de fait entraîne des situations absolument délirantes où un petit va, par exemple, accompagner sa mère en phase terminale d'un cancer.

C’est un fait connu, les enfants apprennent plus vite que leurs parents : d’abord, en raison de la plasticité de leur cerveau, mais aussi parce qu’ils ont conscience de l’urgence qu’il y a à apprendre, pour pouvoir parler et pallier la difficulté dans laquelle se trouvent les adultes de leur entourage, à cause des situations de précarité. Djamel Radji, le psychiatre et vice-président de Migrations Santé Alsace, considère que les personnes vulnérables sont dans un espace de panique permanent, qui n’est pas favorable à l’apprentissage. Si vous savez que votre fille est dans un avion et qu’il est en train de se crasher, on aura beau vous dire les chiffres gagnants du loto, vous aurez beau avoir envie de les retenir, vous ne retiendrez rien du tout. 

Or, tous les jours, l'avion est en train de se crasher pour plein de personnes qui sont sur le territoire français.

valentina caroline guiela nguyen photo laura haby

Peux-tu nous raconter en quelques mots l’histoire de Valentina ?

C’est l’histoire d’une maman qui vient de Roumanie, avec sa fille. Elle laisse au pays son autre enfant et son mari. Toutes deux viennent en France pour faire soigner la maman qui souffre d’un problème cardiaque et c’est la petite fille, faute d’interprète fourni par l’institution, qui va traduire les consultations à sa mère.

Comment as-tu construit le passage du matériau collecté sur le territoire vers le conte ?

Après ces rencontres, je me suis enfermée tous les matins pour écrire et j'ai décidé de sortir une première matière d'écriture qui ne serait pas le texte du spectacle, mais qui serait un conte.

Aussi, j’ai choisi cette forme pour deux raisons, d’une part parce que l'héroïne principale de ce spectacle est une enfant et que je voulais écrire depuis son endroit ; d’autre part, parce que j’ai raconté beaucoup d'histoires avec des récits chorals et une multitude de personnages par le passé, et je voulais cette fois resserrer l’histoire sur cette petite fille et sa maman. Dans ma tête, ce ne pouvait être qu’une nouvelle ou bien un conte.

JEAN-LOUIS FERNANDEZ
 

Quel point aveugle du monde médical Valentina permet-elle d’éclairer ?

J’ai rencontré des cardiologues et des médecins formidables. Pour autant, j'avais aussi envie de raconter une situation dans laquelle des personnes peuvent vivre une violence institutionnelle.

C’est important de le raconter parce que, souvent, dans l'espace médical, il y a un sachant et quelqu'un qui ne sait pas - ou plutôt, quelqu’un qui croit ne pas savoir. Or, tout le monde sait aujourd’hui qu’on a besoin du malade pour comprendre les pathologies dont il est atteint. Mais dans une situation où la personne ne maîtriserait pas la langue, une forme de violence institutionnelle énorme peut s’exercer. Il me paraissait donc urgent de la mettre en situation et en récits.

Pourquoi avoir choisi de travailler avec la langue roumaine, en particulier ?

En tant que directrice du TnS, j’avais envie de faire connaissance avec les communautés que je n'avais pas encore rencontrées.

Aussi, j’ai eu l’occasion d’échanger avec Christina, une interprète roumaine. Le roumain est une langue latine, donc c'est une langue qui nous paraît familière. Mais quand on ne maîtrise pas la langue, on ne la maîtrise pas. J’ai beau saisir quelques mots d’italien ou d’espagnol, si un médecin italien ou espagnol décrit mon bilan de santé, je ne comprendrais rien du tout.

 

Tu donnes vraiment à voir et à entendre dans cette pièce les pulsations déréglées d’un cœur ; comment ces rythmes s’articulent-ils aux mots ?

Quand des choses graves arrivent dans sa vie, le cœur de la mère, interprétée par Loredana [Iancu], se met à battre plus ou moins vite, selon des rythmes anormaux. Son cœur réagit aux nouvelles. Dans le spectacle, je veux montrer une connexion au cœur, à la sensation de cette maman.

Il y a aussi une autre dimension : ce que produisent les mots. C'est une pièce sur la langue. Ce qui est prononcé, ce qu’elle va faire dire ou les paroles qu’elle entend, vont impliquer un BPM différent. En fait, les battements du cœur sont reliés aux mots.

Quel est rôle du miracle ? Comment arrive-t-il dans l’histoire ?

L'idée du miracle m'est venue en rencontrant des jeunes personnes de la communauté roumaine et rom venues passer des auditions. Il y a eu le visage projeté d'une de ces jeunes filles et j'ai vraiment eu l'impression de voir un visage de sainte.

Aussi, pour recruter les comédien·nes, j’ai passé une annonce dans une église orthodoxe. J’avais toutes les images du lieu en mémoire et le miracle est une possibilité qui m'a sauté au visage.

Enfin et surtout, je voulais que mon histoire se termine bien pour la fillette. Je voulais qu’au moment de lui lâcher la main, tout se soit bien passé. Dans une situation pareille, seul un miracle pouvait garantir le dénouement heureux. En somme, la fiction va offrir à la petite quelque chose que l’on ne donne, mal- heureusement, pas aux autres enfants : elle va pouvoir sauver sa mère.

 

Propos recueillis le 18 décembre 2024 au TnS par Najate Zouggari