Apprendre à regarder la course des étoiles - Entretien avec Noëmie Ksicova
Est-ce que tu peux nous raconter, en quelques phrases, l'histoire d’Une ville ?
L’histoire se déroule dans une fenêtre temporelle assez étroite : en 24 heures. Tout commence une nuit où un cirque un peu mystérieux arrive et s’installe sur la place d’une ville. On dit que ce cirque transporterait le cadavre d’une baleine et un prince. La ville en question semble au bord de l’implosion. Rien ne va. Ce qu’Une ville raconte, c’est à la fois un tremblement insidieux et le terreau du chaos : ce quelque chose qui relève d'un inéluctable moment de bascule. La pièce déploie donc une sorte de chronique de ces 24 heures qui font que rien ne sera plus jamais comme avant.
Cette fiction, tu l’as conçue avec les élèves de l’École du TnS, le Groupe 48. Est-ce que tu peux nous parler des implications pédagogiques et artistiques d’une telle collaboration ?
Oui, c’est un spectacle créé dans une temporalité très courte, il a vraiment été fait en urgence : c’était à la fois une contrainte et un défi ! On s'est rencontré·es et, en seulement un mois et demi, il a fallu choisir la matière sur laquelle on allait travailler, très vite entrer en construction scénographique, très vite penser le dispositif. [NDR — Il y a trois mois, Noëmie Ksicova a généreusement accepté de répondre à l’invitation du TnS en remplacement d’un autre artiste qui n’a malheureusement pas pu poursuivre son engagement, pour raison de santé.] Dans cette contrainte forte, il y a aussi quelque chose qui est extrêmement passionnant parce que ça oblige à faire des choix, à agir très vite. Ce qui était important pour moi, c'était de mettre en valeur les acteur·rices au plateau, les treize élèves de la section Jeu, et de le faire de la manière la plus équitable qui soit, sans produire une succession de monologues. Je voulais vraiment qu’on invente ensemble une fiction. Je me sens un peu comme une cheffe d’orchestre. L’enjeu, c’était de laisser la place aux vingt-sept créateur·rices de cette promotion pour qu’elles et ils puissent exprimer leur univers, trouver les moyens pour l’élaboration d’un geste commun.
Tu peux nous donner un exemple concret de cette élaboration d’un geste artistique commun ?
Oui, par exemple, je n'avais jamais travaillé personnellement avec la vidéo, auparavant. Un artiste de l’École devait utiliser ce dispositif. L’usage partait donc d’une contrainte, mais j'ai aimé le faire, par-delà la nécessité pédagogique, parce que cela nous a engagé·es à trouver un langage commun, c’était très stimulant.
Une ville est une adaptation du roman La Mélancolie de la résistance de l’auteur hongrois László Krasznahorkai. L’œuvre date de 1989 et elle s’inscrit dans un contexte historique assez spécifique, celui de la Chute du mur. Pourquoi avoir choisi d’adapter, tout particulièrement, ce texte aujourd’hui et que représente pour toi, par extension, le geste de l’adaptation ?
Dans ce livre, il y a deux aspects importants à prendre en compte, la forme et ce qu’il raconte. Pour moi, il y a quelque chose dans le roman qui est vraiment de l'ordre de l'Apocalypse, une dimension absolument sombre, pas forcément discernable, et cette « chose », j'ai l'impression qu'elle est intéressante à traiter aujourd’hui, dans notre monde. Nous vivons dans un monde qui va mal, où tout est en train de s'effondrer. Il semble que ce que le roman nous suggère, c’est que quand il n’y a plus d’espoir, l'ultime force de résistance réside dans la destruction. Ce constat terrible, à défaut de nous faire tirer nécessairement les mêmes conclusions désespérées que László Krasznahorkai, je pense qu’il permet de nous saisir d’un questionnement existentiel : comment échapper à notre propre destruction ? Adapter ce roman, c’est rendre audibles les échos tragiques très forts de cette fiction avec notre époque, sans nécessairement établir un lien direct. La fiction permet d’interroger ; elle ne donne aucune réponse.
La dimension étrange et amorale du livre m’avait saisie : la fiction ne résout rien, elle n’offre pas de clarification, ni d’indication du type : « Ceci est bon, ceci est mauvais. » Elle éclaire des façons d’échapper au caractère inéluctable de notre propre destruction. Elle montre aussi ce qui arrive quand la peur envahit tout et que le seul moyen qu’il reste à une société pour se rassurer, c’est l’instauration d’un état d’urgence militaire.
C’est extrêmement glaçant de constater comment les affects peuvent laisser une voie possible à un État fasciste. Dans la pièce, il y a vraiment trois visions de l’humanité qui se confrontent : une qui donne la priorité à l’ordre et à la propreté comme planche de salut, et qui est prête à tout pour atteindre ses objectifs ; une autre qui ne croit plus l’homme capable d’échapper à sa propre destruction ; enfin, celle portée par les personnages de Janos et Szabo qui croit encore dans la valeur de la vie humaine, dans ce qui nous oblige vis-à-vis d’elle et que l’on retrouve dans l’injonction posée par la rencontre d’un visage — comme en parle le philosophe Emmanuel Levinas : « Tu ne tueras point. »
Pourquoi ne pas montrer la baleine qui est pourtant l’attraction principale du cirque itinérant ?
Ne pas montrer la baleine, c’était choisir d’opérer à partir de l’intériorité plutôt que de l’extériorité. Ça participe aussi de l’étrangeté, qui sature la fiction. Toutes ces choses que l’on ne voit pas, elles contribuent à accroître l’impression d’étrangeté et c’est ce que je cherche à intensifier, notamment avec la création sonore. Nous sommes au bord d'une éruption, un peu comme au pied d’un volcan, tu vois. Donc on s’efforce vraiment de travailler sur une amplitude sonore, assez désagréable, en fait, avec des bruissements, des vrombissements, des vibrations. On cherche à restituer une atmosphère, à capter ce qui est en train de trembler sous la terre au moment où on découvre cette ville.
Je reviens sur le geste de l'adaptation au plateau d’une œuvre romanesque. Est-ce que tu l’avais déjà fait avant Une ville ?
Oui, mon dernier spectacle était une adaptation très libre de Stig Dagerman qui s'appelait L'Enfant brûlé. Pour chaque création, je pars d’un désir qui s'impose à moi. Sur l'adaptation, il y a la particularité d’un besoin qui consiste à extraire ce qui m'intéresse du livre. C’est une étape très importante pour moi. Ensuite, toute la réflexion consiste à savoir comment je mets cette matière à l'épreuve du plateau. Je dégage les lignes dramaturgiques et les actions qui en découlent. Puis, c'est vraiment chaque séquence qui est mise à l'épreuve du travail avec les acteur·rices qui vont faire des improvisations. Et je réécris. Dans cet espace entre les nécessités dramaturgiques et les propositions issues du jeu. Dans mes adaptations, j’essaie d’être fidèle, moins à la langue qu’à la structure.

Et pourquoi fais-tu ce choix d’une fidélité à la structure plutôt qu’à la langue ?
Parce que la langue de ce roman n'est absolument pas théâtrale. C'est une langue qui n'est pas vivante, qui n'est pas au présent. Et aussi, c'est vraiment ma manière de travailler, je prends ce livre vraiment comme une matière. Pour Une ville, je suis quand même relativement fidèle à la fiction, mais comme une matière qui va créer une chose différente, ou une sorte de nouvelle voix sur le plateau, c'est-à-dire un objet qui sera à la fois le livre et autre chose que le livre.
Pour dire un mot des personnages communs au livre et à la pièce, Monsieur Etzer est véritablement un visionnaire : il voit le désastre en train de se produire, il voit l’incapacité de l’humain à empêcher son autodestruction et décide de vivre reclus. Et puis, il y a le personnage de Janos qui croit en la beauté du monde, en la beauté de l’humain. Madame Etzer, quant à elle, a une peur panique mêlée à une soif de pouvoir, l’engageant à imposer une certaine vision du monde qui va participer à l’instauration d’un régime totalitaire. Elle porte constamment des jugments, alors que Janos, par contraste, a une certaine naïveté, un regard innocent. Mme Pflaum, la mère de Janos, est une femme repliée sur elle-même, dans son foyer, dans ses craintes.
Il y a un moment, dans la pièce, où tu soulignes la différence entre « regarder » et « surveiller » ; entre des yeux qui contemplent et d’autres qui contrôlent. Est-ce que tu peux revenir là-dessus ?
Effectivement, cette distinction n’était pas dans le livre, c’est moi qui l’ai posée avec les artistes du Groupe 48. Il y a deux formes de regard, celui qui juge et qui surveille, par contraste avec un autre regard, posé sur le monde d’une façon désintéressée, animé par la recherche de la beauté, et cette deuxième forme de regard, en se posant sur le monde, le transforme profondément.
Ce que tu dis fait penser au regard que Janos pose sur la baleine. Est-ce que pour toi, il y a un objet ou un paysage qui t'a transformée, comme la baleine semble transformer celles et ceux qui l'ont regardée d’assez près ?
Oui, je fais beaucoup de bateau, je passe du temps en mer et le paysage qui me bouleverse, c’est à chaque fois celui qui se trouve au plus loin d’espaces habités — les paysages isolés, ceux qui sont dans le monde et, en même temps, à côté du monde. C’est vraiment cela mon obsession et, évidemment, cela produit un certain rapport au temps et à la solitude. Je suis partie au fin fond d’une forêt au Canada, pour pister, et soudain, il n’y a plus personne, tu es minuscule, insignifiante même, dans cette immensité. Tu es dans un monde dont tu ne peux pas te rendre maître. Il y a deux ans, je suis partie au Groenland pour la même raison : être ramenée à ma place d’humaine. C’est ma grande quête, me confronter à ce qui nous dépasse et à ce qui nous survivra.

Je me permets de faire un retour à la société en abordant, si tu es d’accord, la montée de l’extrême droite en Europe et dans le monde.
L’avais-tu à l’esprit en écrivant Une ville ?
Je l'ai constamment à l’esprit, et je pense que c'est vraiment pour cette raison que le texte est devenu évident à monter, d'autant plus avec un groupe de jeunes artistes. C'est un texte dont l’objet principal est, au fond, l'avènement du fascisme. Le roman raconte comment l’effondrement autour de soi et la panique que génère ce chaos font le lit du totalitarisme. Cela ressemble fort à notre monde. Est-ce que tu penses qu'il y a un espoir pour ces habitantes et ces habitants qui sont confronté·es à la montée du fascisme ? Aucun. Dans l’histoire, dans le roman et dans la pièce, il n’y en a pas. Au-delà, je pense qu’il y a toujours des espaces d’utopie, que l’on ne peut s’empêcher de tendre vers des espérances. Mais, dans Une ville, on s'arrête pile au moment où la cité est entravée et succombe au totalitarisme.
En guise de conclusion de cet entretien, est-ce que tu pourrais dire nous quel passage du roman t'a le plus émue ?
J’ai vraiment aimé la description de la temporalité cyclique du mouvement des astres, du soleil ; je trouve cela absolument magnifique. L’éclipse n’est que temporaire. Le soleil continuera de briller. S’il y a un espoir, c’est peut-être là qu’il faut le chercher. Dans cette répétition cyclique. L’histoire se répète, selon des phases, et quoi qu’on fasse, à une étape du cycle succède l’autre. Pour saisir cette dimension cyclique, il faut être capable de lever les yeux et, comme Janos, de regarder la course des étoiles.
Entretien réalisé par Najate Zouggari, TnS — mai 2025