Entretien croisé avec les créatrices de Beretta 68

Loïse Beauseigneur, Jade Emmanuel, Valentine Lê et Manon Xardel vous parlent de Beretta 68
Des femmes, lunettes de soleil sur le nez, s'occupent de faire la régie derrière des machines à laver

Beretta 68 est né d’une carte blanche que vous avez proposée dans le cadre de votre formation à l’École du TnS en 2023. Pouvez-vous nous raconter la naissance du projet ?

Valentine : Le projet est né d’une envie de travailler entre Loïse et moi dans le cadre de l’école et de la possibilité que nous offrait le format de la carte blanche [dispositif pédagogique proposé en 3e année à l’École du TnS]. Nous avions précédemment découvert les textes de l’autrice suédoise Sara Stridsberg et par son biais les écrits de Valerie Solanas, et notamment son SCUM Manifesto, texte féministe qui nous avait interrogé par sa radicalité. Qu’est-ce que ça produirait et voudrait dire si on prenait ce texte au sérieux, au pied de la lettre ?

Loïse : Le SCUM Manifesto a fait l’objet d’une récente republication avec une nouvelle postface écrite par Lauren Bastide qui pose cette question : et si on réagissait au manifeste de Valerie Solanas autrement que par le rire ? « Tuer tous les êtres de sexe masculin de l’humanité… » et si on arrêtait de prendre cette idée de Solanas au 3e degré ?

Valentine : On a proposé à d’autres personnes de l’École de nous rejoindre autour de ce projet, et le groupe s’est agrandi, comme en constellation, avec une question qui s’est vite imposée à nous : vu le propos et les enjeux du SCUM, ne devait-on pas proposer le projet qu’à des femmes, qu’à des personnes ayant ou ayant eu un vécu de femmes ? C’est la première réflexion que nous avons posée collectivement.

 

Valérie Solanas est connue pour sa tentative d’assassinat sur Andy Wharol en 1968 mais le texte du spectacle – que vous avez co-écrit – mêle d'autre voix et inspirations féminines. Quelles sont-elles et comment avez-vous arrêté ce corpus ?

Manon : D’abord le texte de Beretta 68 s’intéresse plus aux écrits de Valerie Solanas, à ses positions politiques, qu’à sa vie en tant que telle et cet épisode avec Andy Wharol pour lequel elle est restée connue.

Loïse : Oui, elle est toujours décrite comme ça et par ça, et nous ne voulions pas la résumer à cela. Et en même temps cette tentative de tuer Andy Wharol a eu un impact énorme sur sa vie.

Jade : On a dû mener un vrai travail de recherche et d’archives pour retracer les moments de sa vie, démêler le vrai du faux. La prison, les procès-verbaux des flics, l’hôpital psychiatrique, les écrits de sa biographe américaine Breanne Fahs… On s’est rendu compte que sa vie était hyper compliquée : elle est prostituée, junkie, issue d’un milieu pauvre, violée par son père, son grand-père, elle a eu un enfant à 14 ans, elle est lesbienne. Et en même temps elle refuse d’être définie par cela. Finalement il nous a semblé que ce sont ses écrits qui disaient le plus et témoignaient le mieux d’elle.

Valentine : En parallèle, pendant tout le temps de la carte blanche, on a lu beaucoup d’autrices et penseuses comme Dorothy Allison, Bell Hooks, Wendy Delorme, Christiane Rochefort, Irene, Coline Cardi et Geneviève Pruvost, Virginie Despentes, Marcia Burnier et des recueils de témoignages anonymes comme "Toutes rages dehors". Il s’agissait de romans ou de textes théoriques, je pense notamment au texte d’Elsa Dorlin Se défendre qui traite du droit asymétrique à la défense par la violence. Toute cette matière, en plus du travail d’improvisation que nous avons mené, a nourri notre écriture et le spectacle. Et même si on ne retrouve pas ces textes dans sur scène aujourd’hui, cela a permis de construire nos sept figures : ces sept femmes que nous incarnons qui font partie de ce groupe clandestin, et qui procède à des actions radicales et violentes.

Loïse : Dans la construction du spectacle, il nous fallait passer par d’autres voix que par la seule voix de Valerie Solanas qui est tellement radicale … On a eu besoin de s’intéresser à d’autres mouvements de pensée, à d’autres curseurs dans la radicalité, à des paroles plus contemporaines aussi.

Manon : Oui c’était nécessaire pour penser différemment la réception de son SCUM Manifesto qui souvent à la première lecture provoque le rire. Quand on lit « les hommes sont des merdes », point, souvent le premier réflexe c’est de rire. Donc on avait besoin de mettre notre lecture en perspective pour vraiment aborder son texte et nous positionner réellement.

Valentine : Une des principales questions que nous posons pendant le spectacle c’est : quel est le cadre le plus juste et le plus efficace pour lutter et se défendre en tant que femme ? Et les sept femmes de Beretta 68 sont parfois d’accord entre elles, mais elles changent aussi d’avis, elles confrontent leurs positions. "Ce sont des mécanismes qui traversent d'autres mouvements militants"

Loïse : Avec toutefois une particularité pour la lutte féministe liée à une asymétrie de la capacité à être violente. Le fait d’être violent dans un cadre militant n’est pas le même pour quelqu’un·e qui depuis sa naissance est genré au masculin ou au féminin. On apprend plus facilement aux hommes qu’on peut être en colère, se battre, frapper, c’est profondément ancré. Choisir la violence, décider d’une action violente – historiquement et culturellement – c’est plus accessible au genre masculin qu’au genre féminin.

 

La création en non-mixité vous a-t-elle permis d’aller plus loin dans votre recherche sur le droit à la violence des femmes ? La présence d’un homme cis aurait-elle modifié votre recherche ?

Toutes : C’est évident. Ça n’aurait pas été la même chose.

Valentine : Sans même parler de la forme théâtrale, la façon dont nous avons fait collectif, la manière de travailler, où tout le monde peut diriger les actrices, où on écrit collectivement, où chacune peut donner son avis en retour quand on débriefe à la table après le travail au plateau… tout aurait été différent avec des hommes parmi nous. 

Manon : Je pense aussi à la confiance qu’on a entre nous – en tout cas pour moi – qui est démultipliée. Et puis ce spectacle nous a aussi fait bouger dans notre vie personnelle, au quotidien, je me sens beaucoup plus forte après ce spectacle qu’avant. En dehors du théâtre, j’ai l’impression d’avoir beaucoup plus de confiance, d’arguments, de répondant.

Des actrices chantent dans des micros

Et qu’en est-il du côté du public ? Cette force dont vous parlez, elle est aussi partagée ?

Loïse : J’ai des copines qui sont sorties de la salle et qui m’ont dit qu’elles se sentaient puissantes.

Jade : à l’inverse certains hommes se sentent troublés. Il y en a même un une fois qui a quitté la représentation pour finalement revenir pour nous poser des questions. Il n’était pas au clair, il ne pouvait pas partir sans partager ces questions avec nous, sans discuter. Car oui c’est du théâtre, c’est une représentation, mais on sent bien que le spectacle devient aussi une potentielle réalité, un possible revers : celui où les femmes décideraient de tout arrêter et de prendre le contrôle.

Loïse : Et pour revenir sur la différence qui aurait pu exister si un homme cis avait fait partie de notre équipe, personnellement je ne sais pas, je n’ai pas la réponse. Nous avons énormément cherché à mettre de la violence au plateau et dans la structure du spectacle, et à plusieurs reprises on s’est heurtées à des obstacles. Bien sûr la violence elle passe d’abord par le texte, par ce qu’on dit, mais on voulait aussi la trouver dans les corps. Et sur ça je nous sens faibles, débutantes, en tout cas plus timides, et ça m’interroge. Est-ce que ça tient au fait qu’on soit des femmes, entre femmes, ou est-ce juste la difficulté de représenter la violence sur un plateau de théâtre ?

Manon : Et puis on s’est confrontées au fait qu’on n’avait pas d’homme pour jouer la victime ! et qu’on ne pouvait pas aller au bout de l’acte, même quand on tentait de jouer nous-mêmes les hommes.

 

Les différents degrés que vous donnez à voir sur le militantisme violent et le droit à la violence des femmes viennent-ils de débats internes au collectif au moment de l’écriture et de la conception du spectacle ?

Manon : Oui beaucoup. Et puis nous avons aussi beaucoup bougé nous aussi. Entre les premiers moments de recherche et de réflexion autour du spectacle et ce que nous montrons sur scène, nos avis ont évolué. Mais je me souviens de débat de huit heures entre nous où à la fin de la réunion de travail certaines questionnaient le fait d’arrêter le théâtre et de descendre dans la rue quand d’autres n’étaient pas du tout de cet avis. Et puis parfois on n’avait pas les réponses.

Valentine : Le fait de co-écrire et de mettre en scène à huit provoque aussi quelque chose. C’est un spectacle politique, parfois didactique mais sans être un spectacle à thèse. On nous a fait des retours sur cette dimension, la manière ouverte dont on pose les questions. Le fait d’être huit créatrices joue énormément sur ce point. Car cette recherche de points de vue multiples, dans la modestie, peut sembler inverse à cette habitude qu’on apprend aux hommes à poser les choses sur la table avec certitude, clairement, sans hésitation. Notre écriture reflète cela. Et c’est le cas aussi esthétiquement : on a des envies esthétiques différentes et dans le spectacle on ne sait plus d’où viennent les influences : qui avait porté telle chose, tel élément ou telle idée. Ce qu’on voit ne pourrait pas exister sans nous huit. Si l’une de nous avait dirigé ce spectacle seule il n’aurait pas été celui-là.

Une femme est debout de profil, en arrière-plan d'autres femmes la regardent

Vous êtes issues des différentes sections de formation de l’École en jeu, régie, mise en scène/dramaturgie, scénographie-costumes… et vous assumez de brouiller les frontières et les rôles dans vos fonctions. Pourquoi cette porosité et cette horizontalité ?

Jade : C’est né des échanges que nous avons eus, et des décisions que nous avons prises à huit. Par exemple l’envie d’être toutes au plateau en tant qu’actrices est venue assez vite. Tout comme ensuite l'envie d'être actrices dans la dramaturgie, à la technique.

Loïse : C’était comme une gourmandise, une envie collective, de continuer à gérer ce projet à plusieurs, comme on l’avait imaginé et pensé à plusieurs. Aussi pour qu’à aucun moment possible la vision de l’une ne prenne le pas sur celle de l’autre.

Valentine : ça vient également du cadre de l’École et du format de la carte blanche qui nous offrent cet espace et ce temps rares. Faire un spectacle à huit, ne pas travailler avec des hommes cis, faire du son alors qu’on n’en a jamais fait, faire de la scéno alors qu’on est comédienne… ça n’existe pas dans le monde professionnel. C’était à nous de le proposer et de le faire exister.

Jade : Aujourd’hui notre défi c’est de le garder dans la sphère professionnelle, de continuer à le faire exister. Ça demande énormément d’organisation. Et en même temps il y a une grande satisfaction de se retrouver au moment du projet et de savoir que chacune valide tout, dans un rapport apaisé, sans hiérarchie. Notre projet pose la question de la radicalité en même temps qu’il interroge nos limites dans le travail.

Loïse : ça demande une ouverture et une attention à l’autre permanente. Il faut se demander toujours si l’autre est satisfaite d’avoir cette tâche ou ce rôle, trop de charge de travail ou au contraire pas assez. La seule limite finalement reste quand même celle de nos compétences respectives, mais c’est une limite qu’on peut repousser car on fonctionne en binôme et on se forme les unes les autres.


L’espace et la scénographie ont aussi été définis ensemble ?

Loïse : Oui, comme le reste. On a travaillé à partir d’images de référence et on souhaitait un seul lieu pour l’action. Celui dans lequel se réunissait le groupe militant mais aussi celui où se rejouerait des scènes de la vie de Valerie Solanas et des années 60.

Valentine : On voulait un lieu absurde, comportant une étrangeté et qui pouvait créer des frottements esthétiques et symboliques. D’où cette laverie désaffectée : un lieu public où tout le monde peut venir et en même temps où on y fait quelque chose de très intime, laver son linge. La laverie désaffectée permettait de créer des images de squat pour ce groupe de femmes mais aussi de faire revivre le New-York des années 60-70 tout en restant dans un univers qui n’est pas complètement caractérisé et qu’on peut tordre.

Jade : En deuxième lecture on a découvert toute la dimension stéréotypée de la laverie, lieu des tâches ménagères, d’un imaginaire féminin véhiculé par la publicité.

Manon : Le lieu a nourri aussi notre imaginaire commun avec l’histoire de cette femme, Mauser, qu’on s’est racontée a posteriori : elle tient une laverie, elle a buté son mari violent et est allée en prison où elle a pris conscience qu’énormément de femmes incarcérées l’étaient parce qu’elles se sont opposées à une violence masculine. En sortant de prison, elle a repris son Lavomatic et commencé à afficher dans sa laverie des extraits du SCUM Manifesto de Valerie Solanas. Peu à peu d’autres femmes ont ajouté des post-it et l’ont rejoint.

 

Et puis il y a le tableau de Judith décapitant Holopherne d’Artemisia Gentileschi. Pourquoi cette image qui tranche avec l’esthétique de la laverie ?

Manon : Cette image ne fait pas partie de la scénographie, elle arrive pour un moment précis du spectacle. Certaines femmes du groupe clandestin veulent coller ce tableau sur une grande publicité pour Dior. Les actions du groupe sont variées, ça peut être autant des actions directes comme des battues dans la rue, des crimes contre les agresseurs et les violeurs, mais aussi des collages qui viennent remplacer les images stéréotypées des femmes dans l’espace public. Le tableau d’Artemisia Gentileschi serait cette nouvelle image qui viendrait remplacer les autres.

Loïse : La question des images et de la représentation des femmes est centrale dans la lutte contre la suprématie masculine. La scène de Judith et Holopherne a été peinte mille fois par des hommes, mais seulement une fois par une peintre, Artemisia Gentileschi, en 1613, qui se trouve avoir été elle-même victime d’une agression par son professeur de peinture. On dit aussi que c’est le tableau où Judith est représentée de la manière la plus agressive.

Valentine : Et que par-là Artemisia Gentileschi aurait voulu donner à Holopherne les traits de son agresseur.

Des actrices se bousculent sur le plateau

Au moment de notre lancement de saison on vous a demandé à qui vous souhaiteriez absolument adresser votre spectacle. La question de la salle et de la réception est-elle présente dans la manière dont vous portez le spectacle ?

Manon : Quand on a joué le spectacle au moment de la première version du projet, on a senti tout de suite qui était dans la salle. C’est très important pour nous d’avoir avoir autant des convaincu·es que des réfractaires ou même des agresseurs. On a besoin que ces mots soient entendus.

Loïse : On a aussi remarqué que souvent à la sortie du spectacle les personnes heurtées étaient des femmes. Moi quand je joue j’ai plus peur des hommes mais quand je sors de la salle je me rends compte que les questions des personnes heurtées viennent de femmes.

Manon : J’aimerais qu’au TnS après chaque représentation on puisse avoir un moment avec les gens pour ouvrir la discussion de manière informelle. Pas dans un format bord plateau classique, mais dans un espace où les personnes osent parler. Notre spectacle ne passe pas un message, il pose des questions, et nous avons besoin d’avoir un partage à la fin de la représentation.

Valentine : Dans le spectacle, un des personnages demande quelle est la meilleure manière d’agir. Finalement poser une parole radicale comme « tuons tous les hommes », crée un acte beaucoup plus fort et permet d’ouvrir un dialogue qui je crois n’existerait pas avec une prise de parole plus consensuelle et dans le compromis. Par la radicalité de son propos Beretta 68 donne envie d’entrer en discussion.


Entretien réalisé par Antoine Vieillard et Suzy Boulmedais le 13 septembre 2024 au Théâtre national de Strasbourg