Entretien croisé : Quel·le dramaturge ai-je envie d'être? - Définition

Entretien croisé entre dramaturges (nov. 24) - partie 1/2
Louison Ryser et Tristan Schinz, les deux élèves dramaturges du Groupe 48 (3e année) ont suivi un atelier dirigé par Vanasay Khamphommala. Les semaines qui suivirent, iels ont continué à échanger par mails, voici un bout de cette correspondance.
2 personnes de dos pousse une porte hautele lumière entre par l'entrebaillement
Jean-Louis Fernandez

"Ses contours instables...."

Tristan et Louison : Avant de te rencontrer, tu nous as été présentée comme dramaturge, traductrice, performeuse et directrice artistique de la compagnie Lapsus Chevelü. Tu voudrais ajouter quelque chose à cette présentation ? 

Vanasay : Comme nous nous sommes rencontré·es dans le cadre de votre formation, je pense que c’est le mot « dramaturge » que je mettrais en avant. Tout le reste, presque, me semble découler de cette dimension-là. C’est étrange parce que pourtant, je suis arrivée à ce mot — et à cette identité — de manière assez tardive. 

Le fait qu’il s’agisse d’un mot épicène n’est pas pour rien dans le charme que ce mot opère sur moi aujourd’hui

La première fois qu’on m’a identifiée comme dramaturge, c’est quand j’ai accompagné Jacques Vincey sur sa mise en scène de La Nuit des rois en 2009. Pour être très franche, je ne savais pas bien ce qu’on entendait par ce mot. J’avais tenté le concours du TnS (que j’avais raté à deux reprises) en jeu et en mise en scène : je n’avais pas de notion claire de ce qu’on pouvait mettre derrière le mot « dramaturgie », et je pense que c’est pour ça qu’à l’époque, je n’envisageais pas ce métier. 

À l’université, je n’étais pas en études théâtrales, mais en études anglophones, où le terme n’était pas très utilisé. Aujourd’hui, c’est un mot que j’embrasse complètement. Ses contours instables, sa dimension relationnelle, peut-être même sa dimension un peu absconse me plaisent, comme un espace en construction dans lequel je me reconnais. 

Le fait qu’il s’agisse d’un mot épicène n’est pas pour rien dans le charme que ce mot opère sur moi aujourd’hui. Et je dirais aussi que je suis dramaturge d’abord, puis performeuse à Lapsus Chevelü. Ce qui m’intéresse, c’est de dire que ce positionnement peut être premier et moteur, là où j’ai l’impression qu’il est souvent perçu comme second ou subalterne.

Tristan : J’ai découvert le mot « dramaturgie » dans les cours de l’option théâtre de mon lycée. J’avais été assez séduit dès le début par ce que tu nommes comme « les contours instables » de la profession, voire, en effet, son côté un peu abscons. Au départ je voulais être comédien, mais ça n’a jamais trop marché. Je suis devenu intérimaire à la fin de ma licence en études théâtrales, mais je voulais garder un pied dans « le monde du théâtre ». J’ai commencé à réfléchir à des manières de poursuivre cette pratique de manière autodidacte. 

Le concours de dramaturgie m’est apparu comme une manière de m’astreindre à rester curieux et d’exercer mon regard. Quand j’ai commencé à aller au théâtre, c’était déjà au TnS, et j’ai été nourri par beaucoup de spectacles auxquels j’avais l’impression de ne rien comprendre. J’avais un vrai désir de saisir ce qui en faisait des objets « dignes » d’être montrés dans un théâtre public , de m’emparer de certains codes.

Le concours de dramaturgie m’est apparu comme une manière de m’astreindre à rester curieux et d’exercer mon regard. 

"C’est la polysémie de ce mot qui m’a plu."

Dans ma pratique je crois que j’ai souvent fait rimer le mot « dramaturge » avec ceux de complice ou d’allié

Louison : Le mot dramaturge je l’ai rencontré en découvrant, adolescente, le théâtre allemand. Cette fonction, dont je n’avais jamais vraiment entendu parler avant (à part au sens très français d’auteur de théâtre), et la place qu’elle occupait dans les théâtres allemands me fascinait. Puis rapidement (en plus de l’aspect épicène du mot qui exerce aussi sur moi un charme certain) c’est la polysémie de ce mot qui m’a plu. 

L’idée d’avoir un métier qui me permettrait de lire dans mon coin, d’écrire, d’être présente en répétition, de travailler en dehors comme au sein des institutions, le tout en amont pendant et en aval de la création, m’a tout de suite attirée. Puis un jour j’ai lu quelqu’un qui parlait des dramaturges comme des « artistes sans moyens d’expression » (Karel Kraus), pendant longtemps ça m’a accompagné, et je crois que cela reste mon principal complexe vis-à-vis de cette fonction. 

Je n’ai pas envie de revendiquer une posture d’intellectuelle, sans savoir utiliser mes mains et mon instinct. Je crois que j’aime les contradictions que le terme « dramaturge » comporte et le côté protéiforme de sa pratique mais c’est aussi, par moments, ces mêmes raisons qui me donnent le vertige.

Dans ma pratique je crois que j’ai souvent fait rimer le mot « dramaturge » avec ceux de complice ou d’allié. Mais deux fois cette année j’ai entendu des personnes parler de la dramaturgie comme lieu du contrepouvoir (une fois par toi je crois !) et c’est cette idée là que j’ai envie d’investir, de voir comment être à la fois complice et agent du contrepouvoir, ou au moins du contrepoint.

L’invisibilisation du travail intellectuel, ou sa dévalorisation, me semble un vrai problème, notamment par rapport à des enjeux de droit du travail et de santé. 

Vanasay : Ce qu’il y a d’étrange pour moi dans cette définition en effet intrigante de Kraus, c’est que, quand bien même il s’agirait d’un travail intellectuel, ce travail s’appuie sur des techniques qui s’apprennent, et qui s’inventent. Il y a un artisanat de la recherche, une dimension empirique de la construction du discours qui sont très concrets, et qui peuvent être très jouissifs. C’est l’un des sens de la pratique d’écriture que je partage quand je suis intervenante, de sentir l’état physique, les sensations dans lesquels nous met le travail intellectuel. L’invisibilisation du travail intellectuel, ou sa dévalorisation, me semble un vrai problème, notamment par rapport à des enjeux de droit du travail et de santé. 

La dramaturgie est moins un contenu qui se transmet qu’une pratique qui se partage

T&L : Tu as mené deux séances, puis tu nous as proposé de penser nous-même les deux autres séances, en choisissant les sujets et l'organisation. Est-ce qu'il t'arrive régulièrement de donner ce type d'ateliers ?

V : J’ai eu la chance cette année qu’on me propose deux interventions sur des modules spécifiquement consacrés à la dramaturgie : j’interviens régulièrement comme formatrice, mais c’est souvent de la dramaturgie appliquée à une question ou un·e auteurice spécifique. Là, il s’agissait de réfléchir de manière plus générale sur ce que c’est que la dramaturgie, et je pense qu’on ne peut pas en faire l’expérience sans en faire tout court, que la dramaturgie est moins un contenu qui se transmet qu’une pratique qui se partage

Je peux pointer quelques jalons dans cette réflexion. La lecture du Spectateur émancipé de Rancière, avec en particulier la notion du maître ignorant, a été cruciale. Mais plus encore, la rencontre avec Caritia Abell, avec qui j’ai créé L’INVOCATION À LA MUSE, dans le cadre des Sujets à vif au Festival d’Avignon en 2018, en collaboration avec Théophile Dubus. Caritia vient du champ de la performance et du BDSM : sa pratique est à la fois extrêmement cadrée, profondément empirique, politique et poétique. 

La recherche d’horizontalité (même si je vous proposerais volontiers qu’on cherche un autre mot) est directement issue de cette rencontre. Nous arrivions toustes les deux (toustes les 3, car Théophile accompagne l’ensemble du travail) avec des compétences, des positionnements, des expertises totalement différents. Nous étions dans l’obligation d’inventer une méthode et une relation. Ce détour pour dire que l’horizontalité ne constitue pas forcément un objectif en soi : certains processus de travail passent par des rapports hiérarchiques assumés. Nous en avons parfois fait l’expérience à
Lapsus Chevelü : la recherche d’horizontalité peut être, à bien des égards, frustrante, limitante. 

Il s’agit toujours de penser la dramaturgie comme une pratique motrice partagée, et pas simplement comme une pratique analytique

Par contre, penser les relations de travail, conscientiser ses dynamiques, ses rapports de force, ça me semble essentiel. Il s’agit toujours de penser la dramaturgie comme une pratique motrice partagée, et pas simplement comme une pratique analytique. La manière d’organiser le travail a des effets de sens concrets qui relèvent pour moi de la dramaturgie. Les pratiques dramaturgiques qui m’intéressent le plus en ce moment sont des pratiques dramaturgiques que j’appellerais inductives, dans le sens où elles résultent des sensibilités partagées des personnes impliquées dans un temps, un espace, un projet donnés.

Cela vient de l’intérêt croissant que j’ai pour la création avec des personnes dont la pratique première n’est pas la pratique artistique, qui ramènent au plateau une expertise autre. Tout l’enjeu devient alors de créer un espace où la pratique artistique va rentrer en résonance avec cette expertise autre, et non pas l’écraser. Ce sont ces expertises autres qui désormais m’intéressent le plus. Je ne veux pas dévaloriser les savoirs — dans certains types de projets, de dramaturgie, ils peuvent être absolument nécessaires, mais ces compétences s’acquièrent. Assumer, valoriser cette expertise de soi, cette sensibilité, lui donner une place juste dans le processus de travail : c’est là, j’ai l’impression, que ce situe pour moi le point délicat. La dramaturgie peut être une technique, mais elle peut aussi être un art.

La dramaturgie peut être une technique, mais elle peut aussi être un art.

À suivre... "le genre comme sujet de deux séances de travail"