Entretien croisé : Quel·le dramaturge ai-je envie d'être? - Le genre
Notre perception même de ces signes dépend d’un système sémiotique
T & L : La question qu’on a choisi d’aborder toustes les trois était celle du genre, qui fut le sujet de deux séances de travail. Tu nous as notamment parlé de la place que cette question avait dans ta pratique dramaturgique, pourrais-tu revenir dessus ?
Vanasay : Je crois que j’avais envie d’aborder cette question avec vous, parce que, toujours dans cette question d’expertise de soi, c’était une occasion pour moi de dialoguer sur cette question de manière inter-générationnelle, et je sais que la question du genre s’abordait différemment quand j’étais en formation au début des années 2000.
D’où mon désir aussi qu’on travaille ensemble à un texte commun [ce texte est une charte provisoire pour une meilleure prise en compte dramaturgique du genre que vous trouverez à la fin de cet entretien] sur cette question : qu’on se situe directement du côté d’une pratique commune, de cette « dramaturgie inductive » dont je parlais plus tôt. Je crois que c’est l’un·e d’entre vous qui lors d’un échange disait que vous vous intéressiez au genre parce que vous faisiez de la dramaturgie, et pas l’inverse.
Les deux sont forcément très liés chez moi aussi, dans une démarche que, pour reprendre l’une de vos très belles expressions, vous avez appelée « auto-dramaturgie ». Si l’un des aspects de la dramaturgie est l’étude des signes de la représentation, de la manière dont les signes créent des effets de sens, mais aussi, à l’inverse, de la manière dont notre perception même de ces signes dépend d’un système sémiotique, qui est un système esthétique, qui est un système politique, alors, en tant que dramaturge, comment pourrions-nous ne pas nous y intéresser ?
J’ai maintenant des mots que je peux poser sur cette question. Mais je me la pose en réalité depuis toujours, et le théâtre a toujours été pour moi un endroit où cette question pouvait être déposée. Devenir soi en se rêvant autre — est-ce que ce n’est pas une des possibilités qu’offre le théâtre ?
Cet espace de parole qui m’a permis d’« aborder » le genre au théâtre. Avant j’avais « fait avec », j’avais « effleuré »
Tristan : Poser le fait que nous ayons toustes une expertise de notre genre, que tu as très vite énoncé, m’a permis de conscientiser énormément de questionnements. En fait, c’est cet espace de parole qui m’a permis d’« aborder » le genre au théâtre. Avant j’avais « fait avec », j’avais « effleuré », etc.
Mais cet atelier m’a permis de « l’aborder ». « Parler du genre » a pour moi longtemps été en fait parler de stéréotypes de genre, de sexualité ou alors d’inégalités sociales liées au genre. Mais faire du genre le sujet central, l’explorer comme pratique, comme angle d’analyse, ça a été beaucoup plus rare pour moi.
Le théâtre a été un lieu fort de réassignation à un genre lorsque je faisais tout pour l’éviter.
Louison : Le genre était déjà une question omniprésente dans mon rapport au théâtre. Mais je crois que je n’avais jamais eu l’occasion de l’aborder frontalement avec personne. Pour cela, je vous remercie toustes les deux. Personnellement, la question du genre sur un plateau était souvent un endroit de lutte, parfois même de souffrance, j’ai été heureuse dans nos discussions de pouvoir l’aborder sous un prisme émancipateur, autodéterminant et joyeux et c’est certain que cela a changé quelque chose de manière très intime que de m’autoriser à ne pas le penser uniquement comme quelque chose qui enferme.
Le théâtre a été un lieu fort de réassignation à un genre lorsque je faisais tout pour l’éviter. Enfant, je prenais des cours de théâtre et était toujours celle choisie pour jouer le rôle du garçon (les classes de théâtre étant alors essentiellement composées de petites filles). Je crois que je l’ai vite remarqué mais que ça ne m’a jamais dérangé. J’ai des souvenirs de moi à 8 ans, la seule en pantalon, cheveux courts, voix plus grave que mes amies. Et je crois que j’étais heureuse de ne pas avoir à mettre de jupe. Plus tard, adolescente, j’étais ramenée uniquement aux rôles féminins, très féminins. On a commencé à me demander de me dénuder, j’ai reçu beaucoup de commentaires sur mon corps.
J’ose espérer que ça change et que nous nous éloignons d’un théâtre (et d’un monde) d’emplois, de stigmatisation et de sexualisation non consentie, mais j’ai ce souvenir brûlant que si la pratique théâtrale pouvait être un lieu d’émancipation, elle était aussi un lieu où je ne pouvais échapper à mon propre corps.
Encore une fois, ré-incarner nos pratiques dramaturgiques, ne pas auto-invisibiliser nos corps, nos genres, nos pratiques, ou prétendre qu’ils sont neutres.
Vanasay : Je crois que c’est essentiel de savoir aussi quand ne pas aborder les questions, quand ce n’est pas safe, et tous les espaces de travail artistique ont leurs limites quant à ce qui est safe. Personnellement, je crois que les choses changent, parce que nous sommes en train de changer individuellement, que ça s’additionne, et que nous posons précisément ces questions dans un cadre dramaturgique, académique et institutionnel.
Pour citer le Manifeste contre-sexuel de Paul Preciado que j’ai traduit : « Le point de départ n’est pas un appel à la révolution, mais la prise de conscience du fait que nous sommes la révolution qui a lieu. » Cet aspect de pouvoir parler assez calmement, de manière théorique mais aussi incarnée de cette question dans les séances de travail même, c’était l’un des aspects les plus intéressants de l’atelier pour moi.
Encore une fois, ré-incarner nos pratiques dramaturgiques, ne pas auto-invisibiliser nos corps, nos genres, nos pratiques, ou prétendre qu’ils sont neutres. Il y a peut-être une chose que j’aimerais souligner, c’est la question du risque intellectuel dans notre atelier ; de se dire qu’on nomme les moments où on est dans des aventures de pensée qui ne nous semblent pas simples, ces endroits de trouble qu’on ne sait pas forcément encore nommer, mais où quelque chose joue. C’est l’un des enjeux je crois de notre travail de rendre ces espaces de risque pour la pensée possible.
"C’est la polysémie de ce mot qui m’a plu."
Dans ma pratique je crois que j’ai souvent fait rimer le mot « dramaturge » avec ceux de complice ou d’allié.
Louison : Le mot dramaturge je l’ai rencontré en découvrant, adolescente, le théâtre allemand. Cette fonction, dont je n’avais jamais vraiment entendu parler avant (à part au sens très français d’auteur de théâtre), et la place qu’elle occupait dans les théâtres allemands me fascinait. Puis rapidement (en plus de l’aspect épicène du mot qui exerce aussi sur moi un charme certain) c’est la polysémie de ce mot qui m’a plu.
L’idée d’avoir un métier qui me permettrait de lire dans mon coin, d’écrire, d’être présente en répétition, de travailler en dehors comme au sein des institutions, le tout en amont pendant et en aval de la création, m’a tout de suite attirée. Puis un jour j’ai lu quelqu’un qui parlait des dramaturges comme des « artistes sans moyens d’expression » (Karel Kraus), pendant longtemps ça m’a accompagné, et je crois que cela reste mon principal complexe vis-à-vis de cette fonction.
Je n’ai pas envie de revendiquer une posture d’intellectuelle, sans savoir utiliser mes mains et mon instinct. Je crois que j’aime les contradictions que le terme « dramaturge » comporte et le côté protéiforme de sa pratique mais c’est aussi, par moments, ces mêmes raisons qui me donnent le vertige.
Dans ma pratique je crois que j’ai souvent fait rimer le mot « dramaturge » avec ceux de complice ou d’allié. Mais deux fois cette année j’ai entendu des personnes parler de la dramaturgie comme lieu du contrepouvoir (une fois par toi je crois !) et c’est cette idée là que j’ai envie d’investir, de voir comment être à la fois complice et agent du contrepouvoir, ou au moins du contrepoint.
L’invisibilisation du travail intellectuel, ou sa dévalorisation, me semble un vrai problème, notamment par rapport à des enjeux de droit du travail et de santé.
Vanasay : Ce qu’il y a d’étrange pour moi dans cette définition en effet intrigante de Kraus, c’est que, quand bien même il s’agirait d’un travail intellectuel, ce travail s’appuie sur des techniques qui s’apprennent, et qui s’inventent. Il y a un artisanat de la recherche, une dimension empirique de la construction du discours qui sont très concrets, et qui peuvent être très jouissifs. C’est l’un des sens de la pratique d’écriture que je partage quand je suis intervenante, de sentir l’état physique, les sensations dans lesquels nous met le travail intellectuel. L’invisibilisation du travail intellectuel, ou sa dévalorisation, me semble un vrai problème, notamment par rapport à des enjeux de droit du travail et de santé.
La dramaturgie est moins un contenu qui se transmet qu’une pratique qui se partage.
T&L : Tu as mené deux séances, puis tu nous as proposé de penser nous-même les deux autres séances, en choisissant les sujets et l'organisation. Est-ce qu'il t'arrive régulièrement de donner ce type d'ateliers ?
V : J’ai eu la chance cette année qu’on me propose deux interventions sur des modules spécifiquement consacrés à la dramaturgie : j’interviens régulièrement comme formatrice, mais c’est souvent de la dramaturgie appliquée à une question ou un·e auteurice spécifique. Là, il s’agissait de réfléchir de manière plus générale sur ce que c’est que la dramaturgie, et je pense qu’on ne peut pas en faire l’expérience sans en faire tout court, que la dramaturgie est moins un contenu qui se transmet qu’une pratique qui se partage.
Je peux pointer quelques jalons dans cette réflexion. La lecture du Spectateur émancipé de Rancière, avec en particulier la notion du maître ignorant, a été cruciale. Mais plus encore, la rencontre avec Caritia Abell, avec qui j’ai créé L’INVOCATION À LA MUSE, dans le cadre des Sujets à vif au Festival d’Avignon en 2018, en collaboration avec Théophile Dubus. Caritia vient du champ de la performance et du BDSM : sa pratique est à la fois extrêmement cadrée, profondément empirique, politique et poétique.
La recherche d’horizontalité (même si je vous proposerais volontiers qu’on cherche un autre mot) est directement issue de cette rencontre. Nous arrivions toustes les deux (toustes les 3, car Théophile accompagne l’ensemble du travail) avec des compétences, des positionnements, des expertises totalement différents. Nous étions dans l’obligation d’inventer une méthode et une relation. Ce détour pour dire que l’horizontalité ne constitue pas forcément un objectif en soi : certains processus de travail passent par des rapports hiérarchiques assumés. Nous en avons parfois fait l’expérience à
Lapsus Chevelü : la recherche d’horizontalité peut être, à bien des égards, frustrante, limitante.
Il s’agit toujours de penser la dramaturgie comme une pratique motrice partagée, et pas simplement comme une pratique analytique
Par contre, penser les relations de travail, conscientiser ses dynamiques, ses rapports de force, ça me semble essentiel. Il s’agit toujours de penser la dramaturgie comme une pratique motrice partagée, et pas simplement comme une pratique analytique. La manière d’organiser le travail a des effets de sens concrets qui relèvent pour moi de la dramaturgie. Les pratiques dramaturgiques qui m’intéressent le plus en ce moment sont des pratiques dramaturgiques que j’appellerais inductives, dans le sens où elles résultent des sensibilités partagées des personnes impliquées dans un temps, un espace, un projet donnés.
Cela vient de l’intérêt croissant que j’ai pour la création avec des personnes dont la pratique première n’est pas la pratique artistique, qui ramènent au plateau une expertise autre. Tout l’enjeu devient alors de créer un espace où la pratique artistique va rentrer en résonance avec cette expertise autre, et non pas l’écraser. Ce sont ces expertises autres qui désormais m’intéressent le plus. Je ne veux pas dévaloriser les savoirs — dans certains types de projets, de dramaturgie, ils peuvent être absolument nécessaires, mais ces compétences s’acquièrent. Assumer, valoriser cette expertise de soi, cette sensibilité, lui donner une place juste dans le processus de travail : c’est là, j’ai l’impression, que ce situe pour moi le point délicat. La dramaturgie peut être une technique, mais elle peut aussi être un art.
La dramaturgie peut être une technique, mais elle peut aussi être un art.
À suivre... "le genre comme sujet de deux séances de travail"