Questions à Éric Feldman

“Je souhaiterais prioritairement adresser ce spectacle à celles et ceux qui ont entre 17 et 25 ans (fascistes ou pas). Mais étant moyennement pour l’exclusion, je veux bien m’adresser aux plus de 25 ans (mais qu’ils ne soient pas trop fascistes, si c’est possible. Maximum 3,5 sur une échelle de 1 à 10).” — Éric Feldman
eric feldman assis sur une chaise en bois lisant un livre sur scène
Patrick Zachman

Comment est née l’écriture de On ne jouait pas à la pétanque dans le ghetto de Varsovie ?

Le point de départ, c’était la sensation qu’il y avait quelque chose qui voulait s’écrire, mais je ne savais pas du tout comment l’aborder. En tout cas je savais que dans un premier temps je n’y parviendrais pas seul devant une page blanche. J’ai donc proposé à mon ami Olivier Veillon de faire quelques séances d’improvisation devant lui, et tout est parti de là. J’ai laissé sortir ce qui venait, sans thématique particulière. J’ai ensuite retranscrit ces trois ou quatre improvisations, et j’ai écrit le texte en partant de cette retranscription (je notais aussi les rires d’Olivier, pour essayer de comprendre ce qui lui semblait particulièrement drôle, et ensuite en tirer le fil dans l’écriture). Au début je ne savais même pas consciemment quelle thématique serait principalement abordée. Bon, disons que je pouvais quand même m’en douter, mais j’avais dit à Olivier (et je le pensais sincèrement) : « Peut -être que je n’aurai rien à dire, et qu’on laissera tomber ». Mais tous les deux on a tout de suite vu qu’il y avait de la matière.
     Ce qui a été incroyable, c’est que tout s’est écrit très vite, sans effort. Comme si ça ne demandait qu’à sortir, comme si le texte était déjà écrit
quelque part en moi, c’est très particulier. Donc le « gros » du texte est sorti d’un coup, mais ensuite j’ai passé beaucoup de temps à le peaufiner et à essayer de toujours l’améliorer. Ponctuellement on faisait des séances de travail de répétitions au plateau avec Olivier, et on réfléchissait ensemble à sa cohérence dramaturgique. Je suis un petit peu obsessionnel, comment on le comprend rapidement dans le spectacle. Et donc ce deuxième temps m’a permis de retravailler le texte encore et encore pour aboutir à une forme où tout est très écrit.

La puissance de ton spectacle, c’est de convoquer dans un même élan les traumatismes de ton histoire familiale et le rire. Comment trouves-tu et tiens-tu ce point d’équilibre ?

Je joue avec mes névroses. J’ai fait beaucoup d’années de psychanalyse, et le travail qu’on fait en psychanalyse permet idéalement de faire un pas de côté par rapport à ses souffrances et à ses névroses. « Névroses », c’est un terme générique, mais ça peut vraiment gâcher la vie les névroses, ça peut empêcher une vie. Au fil des années, et par le biais d’un travail analytique acharné, j’ai pu m’extraire de ces souffrances qui m’interdisaient de vivre, et à faire ce pas de côté qui permet l’humour sur soi et sur la vie. Même si finalement il était déjà là, car souvent dépression et humour font bon ménage, particulièrement chez les Juifs ashkénazes je crois (on en a plusieurs exemples dans le texte). Mais oui c’est ce jeu avec ses propres empêchements, ses propres obsessions, qui peut faire naître l’humour, et surtout qui permet de s’arracher de soi-même souffrant pour sublimer tout ça avec l’écriture, le théâtre, le jeu, la relation à l’Autre.

Il y a aussi beaucoup d’adresses directes à la salle pendant le spectacle. Comment penses-tu la présence des spectateur·rices, comment l’envisages-tu avec toi ?

Pour moi c’est essentiel, le théâtre c’est ça, la relation entre l’acteur et le spectateur. Ici je suis seul, donc je suis cet être humain qui vient raconter une histoire à d’autres êtres humains. Un peu comme un conteur au coin du feu finalement. Mais en vérité un être humain n’est jamais seul, il est très nombreux. Seul on n’existe pas. Seul, on dépérit et c’est tragique. Et puis personne ne s’est jamais « fait tout seul ». On est le fruit d’une histoire, la sienne en propre (plus ou moins agréable, parfois épouvantable), de celle de ses parents et grands-parents (dans mon cas, marquée par ce qu’on appelle la Shoah), mais aussi d’une histoire tellement plus vaste que c’en est vertigineux. Je crois que c’est aussi une des thématiques du texte : qu’est ce qui fait humanité commune ? Qu’est ce qui nous rassemble ? Et donc on partage ce petit moment ensemble où j’essaye de parler depuis ma vérité, et où idéalement j’espère parvenir à toucher quelque chose de la vérité du spectateur. Au fond je reste très marqué par tout mon travail psychanalytique où on ne cesse de pourchasser sa vérité. D’ailleurs on m’a fait remarquer que les mots vrai ou vérité revenaient beaucoup dans le texte. Et c’est vrai ! On vit une époque où le mensonge est tellement omniprésent, ça fait très peur. J’avais noté une phrase de la comédienne Mia Farrow dans un documentaire : « Un homme qui ne s’estime pas tenu à la vérité est prêt à tout. Un homme prêt à tout, c’est effrayant ».

Penses-tu que cet enjeu de « vérité » puisse être un des ressorts de l’écriture du stand-up avec lequel ton spectacle tisse de nombreux liens ?

J’ai regardé beaucoup de stand-up pour voir comment ça se passait et comment ça se construisait, et je sais que ceux ou celles que je trouve vraiment fort·es c’est toujours quand il y a de la pensée. Dès qu’il n’y plus de pensée et qu’on est dans l’anecdotique, dès que « ça fait le malin » sans se confronter à une part de sa vérité et de ses blessures, ça ne m’intéresse plus. Par contre dès qu’il y a de la pensée ça peut être très fort. 

Pour cette création au TnS, quel message voudrais-tu adresser au public strasbourgeois qui va venir te voir et rencontrer ton spectacle ? 

Je n’ai pas de message, mais me revient cette chose que j’avais dit un jour à une amie : j’aimerais écrire un stand-up thérapeutique. Mais thérapeutique pour le public ! C’est-à-dire que j’aimerais qu’à l’issue du spectacle, d’une part le spectateur puisse se dire « bon finalement je ne vais pas si mal quand je vois ce gars ! », ou bien « bon finalement on peut sortir de sa souffrance et même apprécier la vie », et surtout qu’on partage un moment d’humour, d’émotion et de toutes ces autres choses qui font la qualité des relations humaines.

Eric Feldman sur scène danse la jambe gauche et le bras droit levés
Patrick Zachman