Entretien avec Alexander Zeldin

Quelle est ton intuition de départ pour Prendre soin et comment as-tu trouvé les formes pour la déployer ?
L’intuition de départ, c’est aussi, sans doute, l’une des plus fortes que j’ai eues dans ma vie : l’idée que le théâtre, du moins comme je le voyais autour de moi, au fond, était infiniment moins radical que la vie elle-même. Le théâtre me semblait tellement plus prescriptif, plus rangé, plus tenu que la vie. Tu vas dans une salle de théâtre, tu t’installes confortablement dans un fauteuil et tu regardes une «fiction». Or, après le cinéma, après la photographie, après la crise de la narration dans le roman, ce que pouvait nous donner le théâtre, j’ai l’impression que nous n’avions pas osé le prendre. Et c’est pour cela que j’ai cherché une forme de réalisme qui serait à même de restaurer la dignité de la vie, du réel — en commençant par les ressentir de manière si possible charnelle et en allant un peu à l’encontre de la «bonne narration». Je crois que c’est l’objectif de toute création artistique : donner à voir avec un point de vue singulier qui permette de sentir la réalité, tant dans sa dimension physique et charnelle, que spirituelle.
Au début, et pendant plusieurs années, je n’avais pas d’argent pour faire des pièces, donc je créais dans des salles gérées par des centres communautaires et je jouais avec des étudiant·es, des non professionnel·les dans des cadres plus proches de la formation ou l’action culturelle, etc. Ce n’était pas par intention artistique uniquement, c’était par nécessité, ou plutôt la nécessité à donner corps à la conviction. De nombreux financements de la culture en Angleterre, à cette époque, étaient axés sur la transmission, l’action culturelle et non la création. Mais cela m’a aidé à trouver une manière de faire du théâtre. Par exemple, je n’avais pas de lumières, à l’époque, et c’était très bien car je ne voulais pas que le public puisse se cacher. Il faut que le public fasse partie de l’expérience théâtrale. Et à ce titre, il me semble nécessaire de penser constamment les significations que l’on peut donner au «quatrième mur» [ndlr — écran imaginaire qui sépare les acteurices des spectateurices et fait reposer la représentation théâtrale sur une illusion volontairement partagée].
Mon intuition de départ était donc intime et politique : intime, en tant qu’elle s’ancrait dans la solitude, la recherche de l’amitié… Je vivais à Londres, sans beaucoup d’argent et n’arrivant pas à percer dans le milieu théâtral; je me promenais dans cette ville, marquée par la violence sociale et la solitude, et je me sentais assez seul. Cette sensation, précisément, a rejoint ma conscience politique. C’est pourquoi j’ai voulu montrer les gens qui formaient la main-d’œuvre de ce qu’on appelait à l’époque, en Angleterre, «les nouveaux métiers». On prétendait alors faire baisser le chômage en créant de l’emploi mais, ce n’était pas de l’emploi, c’étaient juste des heures. Je me rends compte que le travail intérimaire a gagné du terrain en France, aussi. Pourtant, le statut d’intérimaire, ne serait-ce que du point de vue de la dignité de la personne, c’est déjà très violent : même si le recours à cette main-d’œuvre est utile pour la société, c’est quand même très dur de dire à des gens qu’ils ne serviront qu’un temps, c’est les insérer dans une temporalité précaire et leur enlever un point d’appui sûr dans la vie. Cela génère un profond sentiment — et une situation objective — d’insécurité que j’ai voulu donner à voir à travers cette forme d’écriture, cette sorte d’hyperréalisme que j’ai aussi développé dans la mise en scène.
La forme artistique relève finalement moins d’un choix que d’une nécessité, à la fois économique et morale. D’abord, je n’avais pas les moyens de faire autrement, et ensuite, je me disais «mais pourquoi s’évertuer à cacher la réalité?».
Prendre soin (2025) est une recréation en français de Beyond Caring (2014). Qu’est-ce que tu penses de cet écart temporel entre les deux ?
Quels effets a-t-il produit sur ta création? Cette distance temporelle me donne la chance de pouvoir séparer mon travail d’auteur de celui de metteur en scène et de venir à la pièce avec distance; parce que je suis d’abord auteur, puis metteur en scène. J’affectionne tout particulièrement cette pièce, Beyond Caring, parce qu’elle contient des éléments importants qui traduisent ce que je veux faire au théâtre et dans l’écriture, le regard que je veux porter sur le monde.
Beaucoup de choses ont changé entre Beyond Caring et Prendre soin, à commencer par les conditions matérielles dans lesquelles j’ai créé la pièce et qui étaient, comme je l’ai dit, très simples. Nombreux sont celles et ceux qui travaillaient avec moi sur cette pièce et dont les existences se rapprochaient des conditions de précarité dans lesquelles la pièce avait justement été créée. À commencer par le lieu de création, qui était un lieu temporaire à l’époque, situé près d’un hangar où les gens travaillaient de nuit, coupant des légumes à la chaîne pour un restaurant.
Beyond Caring, c’est aussi le début d’une trilogie que j’ai intitulée «Les Inégalités» [ndlr — voir encadré] et qui survient dans une époque gouvernée par une idée force, celle de l’austérité. En gros, ce que sous-tend cette notion dans la bouche de ceux qui l’emploient, c’est qu’une certaine partie de la population est à blâmer pour les maux et les souffrances de la majorité.
Mon constat, c’est que dix ans plus tard, on ne s’est pas éloignés de cette réalité. On s’est plutôt retranchés à l’intérieur. Tout esprit de solidarité, de communauté, s’est effiloché avec l’espoir d’un monde meilleur. Il y a une vraie déconnexion par rapport à ce que signifie le fait même d’être humain qui ne fera que redoubler de force avec les IA [ndlr — intelligences artificielles]. Maintenant que je peux regarder la pièce avec un œil de metteur en scène, je me dis que c’est une pièce très pertinente pour notre temps. J’ai désormais une distance agréable avec ce texte rédigé par le jeune homme de vingt-sept ans que j’ai été. Je voulais aller à l’encontre de tout ce que je voyais au théâtre, c’était le bon âge pour faire cela et aussi, du fond des difficultés, on peut pêcher de bonnes trouvailles artistiques.
Lors de la préparation de Beyond Caring, tu as fait le choix de t’immerger dans le monde professionnel sur lequel tu écrivais, un peu comme le ferait un sociologue réalisant son enquête de terrain. Peux-tu nous raconter cette expérience ?
Oui, bien sûr. Pour l’observation, je m’y suis pris de deux façons : dans un premier temps, en espion — je ne disais rien, mais dans cette configuration, je n’ai pas été embauché je ne voulais pas prendre le travail de quelqu’un; puis, j’ai proposé de faire le travail en expliquant qui j’étais.
L’immersion dans le monde professionnel, cela permet de collecter des anecdotes précises; mais j’ai aussi fait appel à plusieurs personnes dont c’était le métier et qui venaient assister aux répétitions, notamment quand j’ai joué la pièce à Chicago, nous avons collaboré étroitement avec le Chicago Workers Collaborative [ndlr — syndicat basé à Chicago qui fournit un soutien, notamment juridique, aux travailleur·ses précaires.] Et puis, les acteurices, lors de la toute première création, avaient des boulots alimentaires et ils partageaient leur expérience à travers des récits qui ont contribué à nourrir mon écriture. Deux d’entre eux, à l’époque, travaillaient dans un supermarché; et l’une des actrices avait été femme de ménage. La réalité des conditions de travail n’était pas si lointaine pour l’équipe : d’ailleurs, quand ce n’était pas eux qui exerçaient ces métiers, c’étaient leurs proches, des membres de leur famille. J’ai aussi collaboré de manière très étroite avec le tissu associatif, avec la Latin American Association à Chicago et le syndicat Unite à Londres. Toutes ces personnes qui luttent font partie du monde que décrit Ken Loach, c’est un univers et une tradition de réalisme social très riche en Angleterre. Ma création s’en nourrit : pour moi, au fond, l’axe principal consiste à explorer la recherche du bonheur, entravée par la violence sociale. J’y ai consacré dix ans de ma vie et les trois pièces qui forment e triptyque des inégalités. Quand je parle de bonheur, cela implique aussi la sécurité, le droit à la tendresse, ce n’est pas seulement le bonheur.
En dix ans, je constate que la violence sociale est toujours aussi présente. Lorsque nous avons créé la pièce, j’avais encore un espoir de changement social, même si ce n’est pas la fonction de l’art. Cette création avait suscité de l’intérêt en dehors des frontières du théâtre; elle avait généré un vrai débat dans le champ politique, qui était très intéressant à observer. Il y a eu un moment d’espoir qui s’est totalement écroulé en moi. Je ne pense plus vraiment que le point de vue utopiste soit utile et responsable au théâtre.
Est-ce que tu penses que le théâtre peut nous donner une intelligence du monde social propre, qui échapperait à d’autres lectures, comme celle des sciences sociales ?
En fait, le théâtre a toujours produit un discours sur le monde social, il a toujours été à l’intérieur du monde social et a cherché à le rendre intelligible, d’une autre manière que le ferait la sociologie, bien sûr. Le théâtre traverse le social et, en même temps, il va tellement plus loin, il permet d’incarner les choses : pour moi, les concepts de la sociologie ou de la psychanalyse sont intéressants mais limités; ils fournissent des cadres limitants. Le théâtre permet non seulement d’éclairer certaines réalités mais il nous donne aussi une voie d’accès au mystère, à une dimension qui relèverait davantage de la spiritualité.
Aussi, je ne m’intéresse pas au documentaire, même en tant que forme artistique. Plutôt que documentaire, mon théâtre est documenté parce que je fais beaucoup de recherches, je m’imprègne d’un monde et j’essaie de le comprendre de manière sensible. Mais ça, c’est normal, je ne suis pas le seul à faire ainsi. J’essaie d’articuler un point de vue sur la réalité, ça peut sembler très modeste mais c’est une tâche immense de pouvoir faire cela avec clarté, originalité, précision, et sans trop d’orgueil intellectuelle ou pire artistique, ni de se donner trop d’importance. C’est un métier. En parler de manière très intellectualisée est un peu gênant pour moi. Tout ce que j’ai à dire est dans la pièce.
As-tu l’impression d’inscrire ta création dans une lignée spécifique ?
Je veux être seul et libre dans l’exercice de mon art mais, bien sûr, toute personne a un lien avec ce qui l’entoure. Ma création peut entrer en résonance avec un théâtre de la réalité, très présent dans l’écriture anglo-saxonne des quinze dernières années. Je pense par exemple aux textes de l’autrice Annie Baker, peu connue en France, alors que c’est probablement l’une des autrices les plus importantes de ma génération. Et puis, en Angleterre nous avons une riche histoire de réalisme social.
Écris-tu toujours en anglais ?
Non, j’ai écrit Une mort dans la famille en français, et c’est moi qui ai traduit le texte en anglais. J’apprécie cette position d’entre-deux. Pour Beyond Caring, je l’ai réécrit en français et j’ai changé des passages en recrutant le cast et en fonction des acteurices. Mais je l’ai fait à petites doses, car je n’aime pas trop faire ça.
Qu’est-ce qu’implique le passage d’une langue à l’autre, de l’anglais au français. Le geste de la traduction affecte-t-il ta dramaturgie ?
Ce n’est pas la première fois que je joue la pièce dans d’autres pays que l’Angleterre, elle a été jouée par d’autres troupes et d’autres metteur·ses en scène ont choisi de la travailler, en Grèce, en Italie, en Roumanie, au Portugal et aussi au Royaume-Uni… À Chicago, également, et à la Schaubühne à Berlin. Il y a eu de nombreuses versions de cette pièce. Mais, pour moi, le passage à la langue française est particulièrement pertinent parce que c’est la langue que je maîtrise le mieux, à l’exception de l’anglais qui est ma langue maternelle. Cela affecte ma dramaturgie dans la mesure où la langue que l’on parle organise le monde. Le grand don que j’ai eu dans ma vie est de parler plusieurs langues. C’est une grande chance et un privilège.
Pourquoi et comment travailles-tu avec des acteurs non professionnel·les ?
C’est une question difficile pour moi, parce que je n’ai jamais pensé à elles et eux comme des non professionnel·les. Pour moi, du moment où je les paye, ce sont des professionnel·les comme les autres. Alors, oui, il est arrivé que je prenne des personnes qui n’avaient jamais joué auparavant. Ma pratique du théâtre est toujours allée de pair avec une pratique de la formation dans des ateliers qui s’adressaient à des non professionnel·les. Ce ne sont pas des concepts ou des théories établies a priori.
Je n’ai pas eu le luxe de me poser la question de qui est professionnel et qui ne l’était pas : si un tel ou une telle peut jouer, alors je me disais : «OK je vais faire une pièce avec eux». Par exemple, Hind, la femme soudanaise qui a joué dans Love, était une personne incroyablement douée mais elle ne pouvait jouer que dans une certaine amplitude; or, comme j’essaie d’écrire des pièces exigeantes, parce qu’elles sont très précises, elles s’apparentent à des partitions et ne reposent pas sur la seule identité des interprètes. Pour ces raisons, étroitement liées à mon regard et à mon écriture, je ne crois pas qu’un·e non professionnel·le soit en mesure de faire ce qu’un·e acteur·ice formée dans le métier peut faire au théâtre. En revanche, ce que je trouve ’est d’avoir une profonde richesse et diversité dans qui joue. Mais ce n’est que mon point de vue. Et comme je l’ai dit, je ne suis ni unique, ni spécial. Le parcours pour devenir metteur en scène consistant à travailler avec les communautés et dans l’action directe est assez courant au RoyaumeUni, ou du moins l'était-il lorsque j'ai commencé.
Mais tu as fait le choix d’épouser cette nécessité. Tu aurais pu, face à ces contraintes, chercher à les déjouer au fur et à mesure, en gagnant de l’expérience…
Oui, mais au fond, je me suis senti bien dans ces contraintes. J’ai beaucoup travaillé dans les écoles, j’ai fait six pièces avec des jeunes entre 15 et 22 ans, qui n’ont jamais été jouées. J’ai aussi créé un groupe avec des personnes sourdes et une formation pour les acteurs qui n’ont pas l’argent pour apprendre le métier. Ces activités, essentielles pour mon art, je les ai réalisées par défaut et par nécessité, parce que je n’arrivais pas à être metteur en scène dans le soidisant monde institutionnel et officiel, que j’ai rejoint ensuite.
Quels sont tes projets à venir ?
Je réécris Une mort dans la famille en anglais, parce que la pièce va être jouée à Londres. Et j’écris aussi un nouveau texte pour le théâtre.
Quelles sont les œuvres marquantes que tu as découvert récemment ?
L’autrice importante dont j’ai découvert les œuvres ces dernières années et que je recommande, c’est Agota Kristof. J’ai aussi vu et lu des pièces formidables récemment, notamment lors d’un récent voyage à New York, en particulier Stereophonic de David Adjmi et Purpose de Brandon-Jacobs Jenkins.
Propos recueillis à Paris, le 13 août 2025, par Najate Zouggari - Théâtre national de Strasbourg