Entretien avec Anna Darcueil, créatrice vidéo

Quels usages fais-tu de la vidéo sur le plateau et pourquoi avoir décidé de filmer Je suis venu te chercher?
C’est parti d’une impulsion du TnS de créer un lien avec le cinéma et cela a commencé au tout début du projet. Il y a deux volets dans l’usage que nous faisons de la vidéo : d’une part, le documentaire et d’autre part, l’utilisation de la caméra sur le plateau. La vidéo sur le plateau, c'est quelque chose qu'on avait déjà fait ensemble, avec Claire [Lasne-Darcueil], sur une pièce au Conservatoire où on avait tenté d’allier le théâtre et le cinéma. Claire avait monté L'homme des bois et Oncle Vania de Tchekhov et on avait filmé tout le premier acte de L'homme des bois qui avait été ensuite projeté sur scène. Nous avons beaucoup apprécié travailler ensemble et, comme le TnS avait exprimé ce souhait d’établir un lien avec le cinéma, on s’est dit que ce serait une bonne idée d’initier de nouveau un dialogue entre la caméra et le plateau.
En premier lieu, on savait qu'on avait envie de filmer mais on ne savait pas exactement quoi. Au moment où on a commencé à réaliser les entretiens, avec Nathalie [Trotta] et Claire, je les ai très vite accompagnées parce que j'ai eu le sentiment que de cette envie de faire un film ne pourrait véritablement se concrétiser qu’avec la réalisation de ces entretiens, en filmant dès le commencement du travail. Ça a d’abord pris la forme de portraits. Il y avait des gens qui n’avaient pas du tout envie d'être filmés, alors on les a juste enregistrés, et puis il y avait des personnes pour lesquelles ça ne posait pas de problème.
Et il y a eu la rencontre avec Liliane. Elle ne peut pas être dans le spectacle parce qu’elle a 92 ans et a un peu de mal à se déplacer, alors on l'a beaucoup filmée, et sa présence a produit une espèce de fil conducteur dans le récit. Je pense qu'en filmant Liliane et en filmant toutes les personnes que nous avons rencontrées, une cohérence inattendue a émergé entre ces gens qui ne se connaissent pas, qui n'avaient pas la même vie, mais qui entraient en résonance les uns avec les autres en parlant de leur enfance, de leur premier amour. Et c’est ainsi, je crois, qu’une histoire se construit. Au bout du compte, la manière dont les récits se croisent et se répondent, c’est assez impressionnant, que cela soit sur la région, sur le rapport à l'enfance, ou à la guerre.
Et puis, il y a aussi un regard sur le monde. Comme si, à travers toutes les voix, il y avait une mise en échos qui, je pense, est traduite par le spectacle, mais je trouvais intéressant d'avoir un autre endroit de récit qui soit peut-être un peu plus long, et avec plus de matière filmée, pour pouvoir retracer ce travail. C’est aussi l'histoire d'une rencontre, et même de plusieurs rencontres, avec toutes les personnes qui ont confié leurs témoignages. Je pense que ça a été très fort en juillet [2024], entre les deux tours des législatives, et je crois qu'on le fait très bien sur le spectacle, mais le cinéma permet de raconter d’une autre manière la création de ce drôle d’espace de confiance et d’attention entre nous.

Quand tu parles de «raconter d’une autre manière», est-ce qu’il y a, par exemple, des objets que tu as filmés et que nous ne verrons pas sur le plateau?
On a filmé beaucoup d’objets, des photos apportées par différentes personnes, qui constituent des marqueurs de leurs récits. Il y a une sorte de dialogue des images avec les images. J’ai beaucoup filmé les répétitions, des moments de travail qui n’apparaîtront pas sur le plateau, mais qui permettent de retracer l’histoire de ce travail. Et j’ai beaucoup d’images de Claire, qui l’est un des fils conducteurs du film!
Est-ce que tu imagines le film documentaire de manière autonome par rapport au spectacle ou bien est-ce qu’il forme le deuxième volet d’un diptyque?
Je crois que c'est un objet indépendant qui a sa propre autonomie, en tant qu’il pose un regard particulier : c'est le récit d’une création. Il existe donc pour être visionné comme un film à part entière qui documente tout le travail d’une création qui part du territoire.
Je n’ai jamais réalisé de documentaire sur le temps long. Ce qu’on avait déjà fait avec Claire, c’était de la fiction, en rapport avec le théâtre et intégrée dans une pièce. Après, j'ai travaillé sur des documentaires plus courts. Il y a notamment un projet qui n’a pas abouti mais où j'avais suivi un groupe d'élèves du Conservatoire qui avaient fait une pièce dont le principe de création était un voyage en stop à travers la France et, un peu de la même manière, on allait à la rencontre des gens et on faisait des portraits. La rencontre avec les gens, c'était le fil de l'histoire. Je les ai suivis pendant deux ou trois semaines, à travers la France et on a fait beaucoup d'images qui ont été utilisées sur scène. Il y avait déjà l'ambition d'en faire un film documentaire.
Propos recueillis le 9 janvier 2025 au TnS par Najate Zouggari