Entretien - À la rencontre de Claire Lasne Darcueil
L’intuition initiale et «une démarche artistique haute»
Le projet vient d’une commande de l’équipe du TnS: c’est une commande qui repose sur une volonté politique et artistique; d’une part, s’adresser, d’autre part s’inspirer — des habitants et des habitantes — et puis d’avoir, dans cette démarche-là, une exigence artistique haute. C’est un défi que j’ai toujours aimé dans ma propre vie et, du coup, je me suis reconnue dans le geste que Caroline [Guiela Nguyen] voulait mettre en place au TnS. J’ai adhéré à cette histoire-là. L’idée était de mélanger des amateurices et des professionnel·le·s.
Au départ, j’avais envie de travailler sur l’enfance de personnes de plus de soixante ans et de conjuguer cette enfance au présent. Et puis, après, je me suis dit «oui ça va faire un spectacle joli», mais moi, j’ai besoin d’action, de suspens, j’ai besoin que le spectacle parte d’un endroit et aille vers un autre, vers l’inconnu. Alors, j’ai inventé cette histoire d’enquête, celle d’un homme qui cherche son père et rencontre des hommes et des femmes sur son chemin, qui le guident. Une de ces femmes, c’est Léa, interprétée par Lisa [Toromanian]. Dans la quête de cet homme, Amir, des portraits émergent à partir des rencontres.
Donc, il y a eu cette intuition-là dans l’écriture et avec les interviews, commencées en février 2024, soit par moi, soit par Nathalie [Trotta] et Anna [Darcueil], soit par Fanny [Mentré] et Béatrice [Dedieu]. On a collecté environ soixante récits de personnes qui parlaient de leur enfance et leurs premières amours et, à partir de là, quand on a rencontré les gens, j’ai proposé à certain·e·s d’intégrer le spectacle, dans son tout petit groupe, le «noyau dur», des gens qui allaient interpréter leur propre histoire. Pour le grand groupe, il n’y a eu aucun casting, tous les gens qui ont envie d’être là et pour qui cela avait un sens d’être là sont présent·e·s. Et il s’avère qu’ils et elles sont merveilleux. Ce groupe, grâce au travail de Nathalie, s’est ouvert aux personnes en insertion à Emmaüs, à certaines personnes présentant une déficience cognitive et on est arrivé à incarner une vraie diversité sociale.
Immédiatement, j’ai dit que je voulais travailler avec un ou une chorégraphe et donc je co-écris ce spectacle avec Kaori Ito; c’est vraiment une coécriture, moi j’écris le texte et la mise en scène et, elle, elle réalise l’écriture du corps. C’est une rencontre importante.
Faire entrer en symphonie le texte théâtral et les récits collectés
J’ai un rapport à la parole qui m’a été confiée et que j’ai réécrite qui est comme le rapport à une parole sacrée, pour laquelle j’éprouve beaucoup de respect. Et c’est un peu bloquant parfois; mais, en fait, à force de chercher la forme théâtrale de cette langue-là, grâce à la musique, grâce à la danse, grâce à la manière de décaler les choses et aussi dans mon travail de réécriture, je constate que les deux langues sont en train de s’harmoniser. Il y a un dialogue qui s’est établi entre l’écriture purement de fiction et l’écriture issue des interviews.
Le texte n’est pas stabilisé. Ça se joue parfois dans des détails qui peuvent être très importants pour les personnes concernées; moi, je n’ai aucune susceptibilité d’autrice, en fait, il me manque une case là-dessus. C’est Gilles Deleuze qui disait : quand deux personnes ne sont pas d’accord, j’ai toujours envie de leur dire, mais «change de mot»!
Ce à quoi je tiens le plus, c’est une forme de musicalité. Mais les comédiens l’ont parfaitement compris et, quand ils me font une proposition, c’est toujours dans le respect de cette musicalité. L’autre chose importante pour moi, c’est une forme de rapport au spectateur, c’est-à-dire que je ne veux pas que l’on fasse du mal aux spectateurs. On peut raconter des histoires très intenses mais je veux qu’on fasse attention aux spectateurs et ça, les comédiens le respectent beaucoup.
Je ne peux pas définir la musicalité… C’est la mienne, en fait. J’écris en allant énormément à la ligne. J’entends mon texte intérieurement et la recherche de sens, pour moi, elle se fait autant par là que par le sens lui-même. Après, c’est une langue très simple, et ça, j’y tiens! Ce n’est pas une langue sophistiquée. Sujet, verbe, complément! Marguerite Duras a beaucoup défendu ça et je me sens très proche de cette vision. Par contre, j’ai un rapport à l’humour qui est vital. Je ne peux pas vivre dans un monde où on ne pourrait pas rire à chaque instant. Le rire, c’est exact, c’est très précis.
Travail et correspondances entre le «noyau dur» et le «chœur»
Longtemps, j’ai séparé les deux, le travail avec le noyau dur et celui avec le chœur. C’était comme ça pendant plusieurs temps de résidence et, en novembre dernier, j’ai proposé au chœur de partager une partie du travail que l’on faisait dans le «noyau dur» avec eux; et ça a été très important, ça leur a permis de comprendre le projet dans sa totalité. A la fin de la résidence de novembre, j’ai proposé qu’un samedi, on ne fasse pas tout, mais plutôt des extraits de pas mal de choses et ça a été un moment décisif.
Les pulsations du chœur
Le chœur, c’est la ville de Strasbourg. Au départ, il y a un homme, qui est Noir, et qui apprend qu’il a des origines alsaciennes. Il est un peu halluciné! L’humour, il commence là. Amir est estomaqué. Il arrive dans cette ville avec ce qu’il est, en se disant «qu’est-ce que je viens faire dans cet endroit et qu’est-ce que je peux bien avoir à faire avec cet endroit-là?»
Après, on a quand même passé des mois ensemble, donc ce chœur s’est beaucoup individualisé : chaque personne existe pour moi de manière personnelle. Ce n’est seulement pas un groupe. C’est un chœur d’anges. Des anges laïcs… Comme ceux des Ailes du désir. Ce sont les anges qui accompagnent la quête d’Amir et qui lui rappellent qu’il n’y a pas que son histoire. Ça permet de recontextualiser une histoire 7 personnelle. Certes, elle est forte, singulière… Mais bon, il n’y a pas que la sienne : on a le langage commun qu’on peut avoir. Notre projet est un ovni et notre ambition, c’est d’être inclassable. Aucun code, ne suivre aucune norme.
Vieillir : une possibilité de liberté
Pour beaucoup de gens qui n’ont pas eu d’enfance ou d’adolescence, au sens où on l’entend habituellement, le fait de vieillir est tout à coup une possibilité de liberté parce que quand on est lâché par la société (car on l’est, très vite, dès cinquante ans pour une femme), c’est embêtant — parce qu’on est lâché — mais en même temps, c’est chouette, parce qu’on est libre. Débarrassé. Il y a un sentiment que la vie commence. Moi j’ai 58 ans, ce n’est pas 68 ou 80, mais je trouve cette aventure de changer d’âge très intéressante. C’est une aventure qui permet d’aller au-delà de la stigmatisation dont on peut faire l’objet dans le milieu de la culture. Il n’y a pas de femmes de mon âge qui dirigent des structures (à part Ariane Mnouchkine, qui est tout à fait à part)… Alors qu’il y a des hommes de 70, 75 ans. C’est intéressant de travailler sur ce que c’est vraiment, vieillir, c’est-à-dire embarquer dans un voyage assez fantastique, où tu es encore en forme; moi, je suis plus en forme que je ne l’ai jamais été dans ma vie, et on a moins de charges – moins d’argent aussi, mais enfin, on s’en remet! Comme dit Florence Foresti, «50 ans, c’est l’adolescence + la carte bleue»! C’est vraiment très passionnant et c’est aussi important de rassurer les gens jeunes avec ça. Objectivement, parler de seniors à partir de 50 ans, c’est du pur délire, ce n’est pas raisonnable.
Comment l’intime devient commun
C’est un processus, par étapes, qui permet le passage de l’intime au commun. Il y a l’écriture, la réécriture par les personnes qui m’ont confié leurs récits, une recorrection etc. etc. Puis, il y a l’épreuve du plateau pour qu’on trouve ensemble «la» forme. Quelque fois c’est avec la danse, quelque fois c’est avec la musique, quelque fois c’est avec rien. La forme, c’est la forme qui décale, qui projette ailleurs cette parole-là — mais de manière très discrète. Ça n’a pas besoin, à mon sens, d’être spectaculaire. L’essentiel, ce qui m’obsède, c’est de respecter ces personnes qui me font confiance. Rien, absolument rien n’est plus important que cela.
Laisser de la place aux émotions des autres
Le silence a toute sa valeur dans le récit et on le sait au théâtre, comme dans la musique. Et quelque fois, on l’oublie dans la danse. Pour aller quelque part, il faut partir de rien et pour continuer, il faut respirer, aussi. J’aime énormément ces temps où on ne fait presque rien. Et ça, c’est aussi une question de relation aux publics, j’aimerais bien que ce spectacle laisse beaucoup de place à l’émotion des autres.
La quête d’Amir devient une quête qui dépasse totalement sa propre personne. Cette recherche, elle concerne tous les êtres humains. Ce qui est beau, c’est que lui, qui a toujours cherché son père, va s’apercevoir qu’il est né de l’amour et que c’est sa chance infinie. Pour ce spectacle, ce qui compte c’est le cheminement, le détour qui permet de faire des portraits. Deleuze disait le charme de quelqu’un, c’est son paysage. Ce qui est émouvant, c’est le paysage dessiné par les comédiens et comédiennes. Des paysages qui refusent le malheur. Ce dont j’ai envie, c’est que rien ne soit simpliste. Moi, je suis tombée sous le charme de ces personnes et j’ai voulu rendre compte de leurs paysages.
Liliane, par exemple, c’est l’ange des anges — la cheffe des anges, si on veut! De là où elle est, avec son déambulateur, sans être sur le plateau, elle guide Amir, en vidéo et en son. C’est quelqu’un qui porte toute l’histoire de l’Alsace et donc, qui est aussi la dépositaire de l’histoire des frontières et du mal que fait l’idée de frontière dans le monde. Elle souffre aujourd’hui de voir le nombre de murs que l’on est en train de construire alors qu’elle a lutté toute sa vie pour l’éducation populaire, pour la transformation de l’école et la disparition des frontières dans l’apprentissage. Il lui reste de l’espoir. Je pense qu’elle est très importante. J’ai choisi de situer le spectacle dans le temps où on s’est rencontrées, c’est-à-dire entre les deux tours des législatives, donc il y a une irruption du monde réel et de la violence, de la division contre laquelle le groupe lutte.
Je trouve que, depuis le printemps dernier, on est à l’apogée de l’indifférence vis-à-vis de la vraie vie des gens. Le mépris et la bêtise des puissants ont atteint des sommets inédits. Il y a à la fois du désespoir et de la colère chez les gens, mais en même temps, une pulsion de vie dont j’ai envie de rendre compte. Une pulsion de vie, une envie d’être ensemble. Montrer, par exemple, qu’il n’est pas vrai que quelqu’un qui veut porter le voile soit forcément communautariste, montrer qu’il n’est pas vrai que quelqu’un qui est Noir et le revendique doive être stigmatisé, montrer qu’il n’est pas vrai qu’une personne sensible à l’écologie soit un écoterroriste, montrer qu’il n’est pas vrai qu’une femme qui défend les femmes soit une féministe hystérique… Ce n’est tout simplement pas vrai, c’est de la pure bêtise, de la simplification à outrance qui fait du mal aux êtres. Il suffit de rassembler les gens, avec leurs différences, dans des projets, pour voir à quel point c’est faux. Quand tu vois arriver ces quatre personnes déficientes intellectuellement, ces quatre jeunes garçons dans le chœur, ils sont accueillis de manière horizontale par le groupe : «je reconnais en toi quelque chose de ma propre fragilité». Je trouve que ce type d’interactions directes donnent des leçons d’une intelligence qui nous manque. On est dans un moment où le rapport des puissants à l’existence est consternant de pauvreté, de manque d’imagination et où il y a presque une volonté délibérée de nuire à la population. Tant que l’on me donnera la parole, je travaillerai à l’inverse, à montrer que les gens peuvent vraiment être bien ensemble et travailler avec une exigence artistique haute, pour produire de la beauté. Je n’ai plus l’âge de supporter l’insupportable. Je ne veux plus me laisser bouffer le bonheur de vivre, le bonheur d’aller à la rencontre des autres, toutes religions et toutes couleurs confondues.
De manière discrète, sans banderoles, on travaille à cette rencontre. J’ai envie de vivre dans un monde normal, sans m’adresser à ceux qui refusent de nous voir parce que la concorde dans laquelle on est capable de vivre leur échappe. Je ne cherche pas orner la vitrine avec des bons sentiments ou des slogans faciles; ce qui m’intéresse, c’est une mise en action. Il n’y a pas d’événement à ce qu’une personne en situation de handicap soit sur scène. C’est juste normal.
Explorer la fragilité, exprimer la gratitude
Caroline [Guiela Nguyen] a choisi de se donner les moyens d’aller vraiment vers les gens et d’avoir une véritable ambition artistique. Pour moi, ça fait une très grande différence : c’est une forme de respect. On ne parle pas du point de vue d’un endroit élitiste qui distribue ses miettes; c’est un théâtre qui estime sincèrement que, sans son public, il n’existe pas; sans les habitants et les habitantes, il n’a aucune légitimité à être là. C’est ma conviction profonde et je pense que c’est pour cela qu’on est venu me chercher.
La question de la lutte n’implique pas obligatoirement la masculinité, les rangers et la kalachnikov. D’autres possibilités nous sont offertes et elles sont quelque fois victorieuses. C’est ce que montre le livre d’Anne Dufourmantelle, Puissance de la douceur. Il y a une autre personne qui parle très bien de cela, c’est la chanteuse Zaho de Sagazan, elle explique qu’elle a été une enfant trop sensible, très émotive et elle dit : «c’est ça qui a fait de moi quelqu’un capable d’aller vers les autres parce que les autres reconnaissaient en moi leur fragilité». Je crois que les spectacles qui permettent aux spectateurs de valoriser leur endroit de fragilité sont des encouragements à vivre, sans répondre à l’injonction d’être des battants, des gagnants, etc. Le devoir de conformité à ce mythe écrasant de la réussite est souvent une catastrophe psychologique pour les personnes.
Enfin, il est important pour moi d’exprimer ma gratitude à Salif Cissé et Lisa Toromanian parce que, sans eux, ce projet n’existerait pas. Je les ai rencontrés lorsque je dirigeais le Conservatoire. J’ai eu Salif comme élève, une année, la seule où j’ai enseigné. En tout cas, j’ai repéré ces deux personnes, non seulement à cause de leur talent, mais aussi en raison de leur engagement très fort dans l’école, dans leur volonté de la changer et de la faire avancer, chacun·e à leur manière. Ce sont deux personnes soucieuses de l’état du monde, du théâtre et du cinéma. Parce qu’elle aussi metteuse en scène et autrice, Lisa crée ses propres spectacles, qui sont formidables, comme les choix cinématographiques et théâtraux de Salif. Ce sont deux personnes extrêmement précieuses, très intenses et capables d’une très grande écoute, c’est pourquoi je leur ai proposé de nous rejoindre. Sans ces acteurices, une telle aventure ne serait pas possible. Ils m’ont fait confiance alors qu’il n’y avait pas de texte. Ils ne manquent pas de travail et, malgré tout, ont accepté de s’engager avec moi.
Parmi les personnes auxquelles j’aimerais exprimer ma gratitude et la joie de travailler avec eux, il y a aussi Félix [Depautex], qui s’occupe de la lumière et que j’ai connu au Conservatoire, c’est la première fois que nous travaillons ensemble et je suis aussi très heureuse de travailler avec Anna [Darcueil] qui prend des images et construit un documentaire depuis le premier jour. Sa présence et celle de Nathalie [Trotta] sont très précieuses, leur participation au spectacle compte bien au-delà de la vidéo et de l’accueil. Il y a aussi toutes les personnes que j’ai eu le bonheur de rencontrer au TnS : Pauline [Zurini] pour les costumes, Mathieu [Martin] au son et Bruno [Ferrand], le directeur technique.
Toutes ces personnes m’ont fait confiance et quand on sent la confiance dans les yeux de quelqu’un, on donne le meilleur de soi-même. Je suis vraiment reconnaissante pour ces rencontres car elles arrivent à un moment charnière de mon existence, c’est comme une renaissance.
Propos recueillis le 9 décembre 2024 au TnS par Najate Zouggari