Explorer comment les corps se mettent en danger sur le plateau

Entretien avec Kenza Berrada
Questions à Kenza Berrada, collaboratrice artistique d'Alexander Zeldin sur Prendre soin

Kenza, tu es collaboratrice à la mise en scène sur Prendre soin. Est-ce que tu peux nous décrire ton travail et ses particularités ?

Je connais Alexander [Zeldin] depuis plus de dix ans. Au départ, il m'avait demandé de travailler avec lui pendant des workshops [ateliers] ; le premier se déroulait d’ailleurs au TnS. 


À travers ces workshops, j’ai pu mieux connaître sa méthode de travail et sa vision – une vision très particulière et qui lui est très propre, issue de la tradition de Peter Brook. On a plus particulièrement collaboré dans Une mort dans la famille, une pièce que l’on avait créée au théâtre de l'Odéon. En amont, disons un an et demi avant la première, Alexander m’avait passé un coup de fil et a dit : « je voudrais faire ça : écrire un spectacle sur la fin de vie ». Évidemment, j’étais partante. À ce stade, mon travail consiste à effectuer des recherches pendant à peu près un an sur ce milieu-là. 


Pour Prendre soin, c'est le même processus créatif qui commence par de la recherche (littéraire, documentaire, filmographique, cinématographique, radiophonique, etc.) mais qui implique aussi des rencontres humaines, c'est-à-dire que je dois rechercher des personnes qui ont un lien avec le monde exploré : celui du travail intérimaire ou du ménage, etc.

Après ce temps de recherche, il y a une deuxième phase, celle de l’immersion. On va dans des lieux. Pour Prendre soin, je n’ai malheureusement pas pu avoir accès aux abattoirs, parce que c'est interdit - j'en ai pourtant appelé une vingtaine, mais c'est impossible d'intégrer des abattoirs, ni même de les visiter. On a emprunté des détours, en allant notamment dans une école de boucherie à Paris. On a rencontré des intérimaires et les acteur·rices ont fait de l'immersion, c'est-à-dire qu'ils ont fait le ménage. Tous les jours, à 6 heures du matin, ils ont accompagné des hommes et des femmes de ménage sur différents sites.

Je m’occupe aussi du casting et c’est une grosse partie du travail. On ne fait pas passer d’auditions individuelles. Ce sont des auditions par groupe sous forme d’ateliers. Les ateliers durent entre une heure et trois heures. Pour un seul personnage, on va rassembler plusieurs acteurs, plusieurs actrices et on va travailler à partir de scènes existantes et d'improvisation. Et à partir de là, on voit et on revoit certaines personnes. Pour Une mort dans la famille, on travaillait avec autant d'amateur·rices que de professionnel·les et il fallait trouver des personnes qui avaient au moins 80 ans, ça allait de 83 à 92 ans, avec des adolescent·es.

Pour Prendre soin, Alexander voulait travailler exclusivement avec des professionnel·les parce c'est une partition extrêmement précise, extrêmement technique. Il faut donc avoir l'habitude de la scène. Ce n'est pas anodin d'avoir choisi une actrice et deux acteurs qui sont d'origine maghrébine ainsi qu’une actrice noire, c'était important pour moi parce que ce sont les minorités ethniques qui assument ces métiers du soin, du nettoyage, etc.

Enfin, en tant que collaboratrice, une de mes missions est de conseiller : parce que nous sommes en France, la pièce doit être adaptée au contexte français, qui n’est pas comparable à celui l’Angleterre, des États-Unis ou de l’Allemagne. Très concrètement, j’ai la charge de tout l'aspect logistique, qui implique de réfléchir en amont à ce qu'on fait pendant les répétitions. Comme on se connaît depuis très longtemps, avec Alexander, il n’a pas besoin d'être là tout le temps. Par exemple, en répétition, il peut arriver à la fin pour se concentrer plus particulièrement sur la direction d'acteur·rices. Natasha [Jenkins, scénographie et costumes] et moi, on va déblayer tout le terrain technique.

Cependant, quand Alexander n’est pas là, c'est évidemment moi qui dirige les acteur·rices. J’échange aussi, en privé, avec elles et eux pour assumer un rôle, disons, d'accompagnatrice. Pendant les répétitions, je relève ce qui fonctionne et ce fonctionne moins, je fais des propositions. On peut dire que je suis véritablement dans un échange en flux tendu avec Alexander et aussi avec Natasha, qui a un rôle très important, parce qu'elle était là au tout début de la création de cette pièce.

Est-ce que tu peux nous raconter ton propre univers artistique, et comment il s’articule à celui d’Alexander – ce que tu as déjà commencé à aborder dans ta précédente réponse ?

Personnellement, je travaille beaucoup à partir de récits existants. C'est-à-dire que je vais travailler à partir de témoignages, que je ne reproduis pas tels quels. Par exemple, pour Boujloud (l’homme aux peaux), j'ai réellement été à la rencontre de femmes de ma génération pour leur poser la question de ce que c'était, pour elles, le consentement, et donc à partir de là je crée une histoire. Même si le terme est un peu galvaudé, je travaille à partir de la notion de mythe qui est très importante dans mon pays, le Maroc, où je puise mon inspiration.

Ce qui m'intéresse, dans le théâtre, c’est le lien entre ces mythes et des récits très contemporains. Je fais une généalogie de la violence, en m’intéressant plus particulièrement aux abus sexuels et au silence qui les entoure. Je procède, en quelque sorte, comme une anthropologue. À la différence d'Alexander, je ne suis pas dans une recherche de naturalisme absolu, qui lui est propre et qui est d’ailleurs très difficile à mettre en place.

L'aspect performatif me touche particulièrement : ce qui m’intéresse, c’est vraiment d’explorer comment on met en danger notre corps au plateau et comment interagissent différents corps qui ne se connaissent pas. C'est notamment la raison pour laquelle je travaille avec une chorégraphe africaine qui s'appelle Elsa Waston. Avec elle, et avec Annabelle Chambon et Cédric Charron, qui sont des performeur·ses, je peux vraiment m’ancrer dans la corporalité du plateau. Sans verser dans un aspect folklorique ou orientaliste, cette dimension du corps est centrale dans les traditions marocaines.

Mais, comme le fait Alexander, ça passe aussi beaucoup par des exercices. Énormément d’exercices. L’enjeu est de créer une connexion entre les acteur·rices au plateau, avant même qu’ils et elles ne commencent à jouer et à dire le texte.

En ce qui concerne ma prochaine création, Paradis Plage (une vie comme dans du miel), programmée pour la Saison 26-27, je raconte une famille marocaine. C'est l'histoire d'une mère déchirée entre ses deux enfants. Pour le casting, j'ai choisi des personnes qui ont grandi qui ont vécu au Maroc – ou vivent encore au Maroc, pour certains – ou en Tunisie. Je voulais qu’ils et elles vivent dans leur chair, dans leur corps, cette connaissance de la famille, tout simplement. Le travail sonore est aussi très important pour moi, je travaille toujours avec la même créatrice qui s'appelle K Hassan, une Libanaise et vient de Beyrouth. C’est intéressant pour moi de travailler avec une femme qui a grandi dans un pays arabe et qui ressent précisément les significations de la présence du corps féminin dans un espace public dont les contours sont dessinés par le patriarcat. Pour l'instant, mon travail explore le sentiment d'oppression, que ce soit dans l'espace intime ou dans l'espace public et il est important que ces sensations-là soient retranscrites de manière sonore.

© Djanamema Al Amini

Propos recueillis au TnS, le 1er octobre 2025, par Najate Zouggari