Recueillir, collecter, accueillir : à la rencontre du Centre des Récits

Le Centre des Récits est une structure qui n’a jamais existé auparavant dans un théâtre public. Cet espace, qui accompagne les artistes dans leurs créations, permet aussi l’exploration de nouveaux chemins d’écoute et le déploiement d’une expertise du réel, fondée sur les récits confiés par les habitantes et les habitants.

Partir de la matière du réel

   Ce qui s’impose, d’abord, quand on va à la rencontre de celles qui le font vivre, c’est le caractère inédit du Centre des Récits, cet espace de collecte et d’archivage de mémoires vivantes, ancré sur le territoire et offrant un terrain d’expérimentation pour les artistes. Impulsé par la vision et le projet
de Caroline Guiela Nguyen pour le TnS, le Centre des Récits a été créé à son arrivée, en septembre 2024. Pour étayer sa nécessité, Fanny Mentré prend l’exemple des créations de Caroline : « sur des spectacles comme SAIGON, FRATERNITÉ, Conte fantastique ou LACRIMA, elle part d'une intuition forte, d'une idée, et elle nourrit son écriture par un long travail d’immersion sur le terrain et de nombreuses rencontres. Par exemple, pour LACRIMA, le point de départ était la fabrication d’une robe exceptionnelle ; elle s’est plongée dans l’univers d’un atelier de haute couture
— quels sont les métiers, les rapports de hiérarchie, les temporalités ? Ses recherches l’ont menée à s’intéresser au savoir-faire et aux conditions de travail des brodeurs de Mumbai, des dentellières d’Alençon… Cette pulsation du réel, on la perçoit dans ses œuvres, elle insuffle une dimension d’authenticité. » 
   Béatrice Dedieu précise : « on collecte la matière documentaire de manière inductive, des récits dont l’épaisseur s’enrichit au fil de l’échange. La démarche est claire : ce matériau devient constitutif de l’écriture. Mais, les artistes que nous accompagnons ne cherchent pas à restituer les témoignages que nous avons collectés. Au contraire, ils s’en inspirent pour nourrir la narration d’une fiction. C’est pourquoi le Centre est intégré au département du développement des créations. »
   En somme, la démarche du Centre des Récits ne produit pas des éléments pour un théâtre documentaire, ni pour une sociologie qualitative : l’enjeu est bien, cette fois-ci, en ce lieu, de fabriquer de la fiction en partant de la matière que fournit le réel.
   Le fait d’assumer le caractère artisanal et non systématique des entretiens — qui ne sont pas soumis aux rigueurs scientifiques d’une grille homogène —, induit une transformation profonde du rapport que nous avons à la connaissance du monde social : l’expertise du réel appartient à celles
et ceux qui ont accepté de confier leurs mémoires vives, de les mettre en partage dans cet espace singulier, qui n’est pas le cabinet d’un psychologue, ni le bureau d’un statisticien et encore moins celui d’un juge.

De la collecte à la collection de récits

Cette nouvelle manière de travailler, que propose le Centre des Récits, inspire aussi d’autres artistes mais, comme le note Fanny Mentré, « c'est
très souvent un temps qui n’est pas pris en compte dans les productions, c'est- à-dire que ce sont les compagnies qui le font en amont, etc. Donc là, l'idée, c'était vraiment de créer un centre dédié à ce travail : partant de l’angle de recherche de l’artiste, on va sur le terrain rencontrer des gens qui vont pouvoir nous livrer des récits intimes en relation avec cette intuition de départ. C’est un outil d’accompagnement tout à fait inédit dans un théâtre. » 
   Pour Valentina, par exemple, Béatrice Dedieu et Fanny Mentré sont parties d’une impulsion de Caroline Guiela Nguyen qui voulait explorer l’expérience de l’enfance et les rapports à la vérité ; elles sont donc allées à la rencontre de différents acteur·ices du monde éducatif et social pour ensuite se tourner vers l’interprétariat. Leur objet de recherche n’est pas figé et se transforme en fonction des histoires collectées et du cheminement de l’artiste qui, dans le processus de l’écriture, affine son projet. C’est donc un dialogue au long cours que permet le Centre des Récits, un dialogue qui prend la forme d’une matière vivante faite de textures sonores.
   Béatrice raconte : « pour collecter les paroles des habitant·es, nous utilisons exclusivement des outils radiophoniques — enregistreurs, micros, casques. En effet, il nous est apparu impératif de ne pas seulement rapporter les propos, mais aussi la voix, avec son grain, et parfois son émotion, ses hésitations ou ses silences. Cela ouvre une intimité tout autant qu’un paysage, pour celle ou celui qui écoute. C’est aussi cette matière-là qui fait fiction, qui fait théâtre. »
   Pour Je suis venu te chercher, création de Claire Lasne Darcueil, elles ont collecté des récits de vie des habitant·es, de 60 à 93 ans ! Ensuite, c’est toujours un dialogue au long cours avec les metteuses et metteurs en scène pour enrichir ce dense matériau documentaire. Le Centre des Récits travaille en étroite collaboration avec les Relations avec les publics du TnS. Fanny explique : « à chaque fois que nous sommes sollicitées, nous affinons notre méthodologie, notre façon de faire et de collaborer […] il faut que l’on comprenne assez vite les enjeux artistiques et de dramaturgie pour proposer davantage d’épaisseur documentaire ».
   Le Centre des Récits propose, en somme, un espace d’exploration toujours ouvert ; comme le disent Béatrice et Fanny : « les gens n’arrivent pas avec quelque chose de verrouillé ». Reprenant l’exemple de Valentina, elles expliquent être parties d’un questionnement très large : « toute vérité
est-elle bonne à dire aux enfants ? » À partir de cette vaste interrogation, elles ont rencontré des personnes qui travaillaient avec les enfants, dans le milieu scolaire, médico-social, mais aussi judiciaire. Concrètement, ces rencontres se sont matérialisées par la réalisation d’entretiens avec des juges pour enfants, des éducateur·ices, des infirmières, des psychologues scolaires, des directeurs de foyers, des personnes greffées, des militant·es associatifs, etc. Et des questions complexes émergent ; par exemple : comment parler du décès d’un proche à un jeune enfant ?
   Au cours de ces entretiens approfondis, elles posent à leurs interlocuteur·ices la question du rapport aux langues. Fanny et Béatrice ont ainsi cherché à éclairer, pour ce projet, le point souvent négligé par la logique institutionnelle, de la traduction et du passage d’une langue à l’autre pour fonder « l’en-commun ». Elles savaient que c’était un fil rouge du travail de Caroline Guiela Nguyen. Ce souci constant de la vision singulière et des préoccupations propres à chaque metteuse ou metteur en scène est également au cœur du travail du Centre des Récits.
   Aux prémices de la création deValentina, elles se sont rendues à un colloque sur l’interprétariat en milieu médical, organisé par l’association Migrations Santé Alsace, un partenaire privilégié du TnS. Elles font la connaissance de la directrice, Marie Priqueler, et de nombreux·ses interprètes. Sous l’impulsion de Caroline, elles commencent à interroger le rôle des enfants qui, en l’absence d’interprètes professionnel·les peuvent être mis dans des situations très complexes, en charge d’apprendre notamment d’apprendre à leurs proches des nouvelles dévastatrices.

Nécessité de la lenteur

En fournissant ainsi une matière brute extraite du monde social pour documenter la recherche des artistes, le Centre des Récits accompagne l'écriture mais nous oblige aussi à regarder le monde social d’une autre façon, sans les filtres du discours du médiatique et de l’analyse savante. Béatrice explique, non sans avoir décrit de manière puissante l’apparence matérielle, concrète et singulière d’un greffon, que «la question de la greffe a surgi plus tard au cœur de l’écriture de Valentina, comme un enjeu dramaturgique fort qui compose le spectacle. [Elles sont] retournées sur le terrain afin de [s’] entretenir avec des personnes qui avaient connu une greffe, ou au sein du milieu hospitalier, pour échanger avec des infirmières coordin trices. Ça a été des rencontres très fortes ».
   Établir un rapport de confiance avec les personnes qui déploient une parole, dont le Centre des Récits sera le dépositaire, exige de prendre du temps. Pour Béatrice, « Le travail d'approche est un travail d’enquête extrêmement lent, car il est important d’étudier le terrain avec acuité et précision, mais aussi de laisser part à une grande sensibilité. Pour autant, rencontrer c’est aussi se laisser immerger, voire parfois, se faire bousculer et déplacer, ce qui est absolument passionnant. »
Ainsi, la lenteur ne s’explique pas seulement par la nécessité d’approfondissement requise par la recherche. Les récits de vie sont anonymisés et
l’écoute attentive exercée par Fanny et Béatrice génère un « effet boule de neige », bien connu des ethnographes: les rencontres produisent d’autres rencontres qui produisent d’autres rencontres, etc. Les paroles confiées sont au croisement de l’institution publique et de l’intimité la plus personnelle. Aussi, l’accueil se veut chaleureux mais le cadre posé est clair. Autrement dit, le Centre des Récits crée une disponibilité d’écoute. Le théâtre ouvre enfin toutes ses oreilles à des histoires jusqu’alors jugées périphériques.

Quatre oreilles. De nouveaux chemins d’écoute

Béatrice et Fanny soulignent l’importance de réaliser ces entretiens ensemble, à deux : elles ont quatre oreilles qui leur permettent d’explorer des angles différents. Béatrice explique que « l’avantage de réaliser des entretiens à deux c’est d’ouvrir de nouvelles portes». Le fait de ne pas appartenir à la même génération, ni d’avoir nécessairement des références communes, crée une complémentarité créatrice. 
   Fanny Mentré, qui est arrivée au TnS en 2008, a une grande expérience artistique liée à la question dramaturgique et éditoriale : « Avant la création du Centre des Récits, je réalisais des entretiens avec les artistes pour les programmes de salle ; c’étaient volontairement de longs échanges, comme une entrée dans leur cuisine intérieure, un espace de partage avec le public. Je m’occupais aussi du Comité de lecture, nous recevions 300 textes
par an et je les lisais tous ; je prenais très à cœur de faire découvrir de nouveaux récits, de nouvelles voix. Je viens d’un milieu dit « populaire » et la
question « qui raconte les histoires et l’Histoire ? » résonne très fort en moi. Aujourd’hui, les personnes que nous sollicitons sont souvent étonnées que l’on veuille recueillir leur témoignage, les enregistrer, sauvegarder leur propos, leur histoire, leur voix. Or, c’est très important : faire en sorte que ce dont elles témoignent ne se perde pas. »
   Quant à Béatrice Dedieu, elle est arrivée au service des relations avec les publics du TnS en 2018 : « Le travail de territoire qui se construit au sein du secrétariat général est tout à fait passionnant. L’ambition d’aller à contre-courant des modèles de culture légitime afin de travailler sans relâche pour faciliter l’accès à la création artistique. Le théâtre est à la fois un lieu, une littérature, une pratique et une programmation : tout autant d’outils à construire pour créer du lien et de l’hospitalité, des refuges. Mais j'ai débuté ma carrière en travaillant à Radio France où j’ai été journaliste et collaboratrice en matinale (7-9), sur des émissions d’actualité pendant presque deux ans (France Inter, France Culture). C’est au sein de la Maison ronde que j’ai découvert le documentaire, et enfin, la possibilité de tendre un micro ailleurs qu’en ville, auprès de personnes aux récits minorisés, avec une autre façon de se raconter, des accents que l’on n’entendait pas. Je n’ai plus arrêté depuis. »
   En ouvrant leurs quatre oreilles, Béatrice Dedieu et Fanny Mentré ne collectent pas seulement des données, elles déploient aussi un nouvel espace d’écoute et un autre rapport à notre connaissance du monde social. La collecte des récits de vie qu’elles mettent au service des projets artistiques qui leur sont confiés fournit en priorité une aide inédite et précieuse aux metteur·ses en scène. Mais le Centre des Récits participe aussi à inventer une nouvelle manière de comprendre la société, à créer de nouveaux chemins d’écoute et d’intelligence qui se nourrissent certainement des façons de faire du journalisme ou des sciences sociales, sans pour autant s’y réduire.


Najate Zouggari, TnS — Mars 2025

Jean-Louis Fernandez