Saison 25-26 - "Déclaration d'amour"

Il est temps de vous expliquer de quoi est fait mon amour, car c’est normal, comme tout amour, il est mal compris, fantasmé, raccourci, toujours. Et puis parler d’amour, au printemps, c’est toujours ce qu’il faut faire.

On m’imagine une femme au grand cœur, appliquant à la lettre la démocratisation culturelle tant revendiquée par notre République.
Mais ma flamme est ailleurs.
Je suis directrice d’une institution publique qui est un théâtre et une école. Et pour vous dire la vérité, je ne défends pas la démocratisation de l’art, je m’en méfie même. Je ne crois pas que l’art doive être partagé au plus grand nombre, je ne crois pas que nous devions tout faire pour que les publics « empêchés » et « éloignés » — quels termes étonnants non ? — puissent assister à la grand-messe de l’art. Je ne participerai jamais, moi, à cela.
En revanche, je ferai tout pour une seule et unique chose à laquelle je crois profondément : c’est que l’art est Appelé par tous·tes.

La beauté est appelée, partout, tout le temps et par tous·tes.

La différence semble fine, mais en réalité elle impacte nos conceptions qui, disons-le, sont la plupart du temps régies par une pensée néocoloniale ou du mépris social. La beauté serait trustée par une partie infime de la population tandis que d’autres devraient être reconnaissants ou, au mieux, ravis par la beauté qu’ils n’avaient encore jamais eu sous leurs yeux. Ah bon ? Évidemment qu’une pièce de Patrice Chéreau (paix à son âme) peut changer des vies, mais situons-nous : qu’entendons-nous derrière cette phrase ? Que la beauté n'existe que dans nos lieux de pouvoir ? Qu’elle n’existe que pour rayonner sur celles et ceux qui étaient dans l’ombre et qui enfin trouvent la lumière ? J’ai cru pendant des années que la lumière était là où on me la désignait. J’ai cru cela, et la beauté que la communauté de mon enfance produisait ou appelait de ses vœux, je ne l’ai pas vue, j’ai été sourde à l’appel.
C’est depuis cette cécité et cette surdité honteuses que je me positionne aujourd’hui pour réparer ce que même moi, fille d’immigré·es, je n’avais pas validé.
La beauté est appelée, partout, tout le temps et par tous·tes. Cet Appel a créé les poèmes dans les arrière-boutiques des kebabs, les danseur·ses de voguing du film Paris is burning, les chants d’amour des Việt Kiều dans les camps où on leur refusait le titre de rapatrié·es, les paroles de rap quand il fallait que la conscience d’une époque tape, rime, tranche alors que les mots des autres portaient atteinte à la dignité. La beauté est appelée, partout, tout le temps et par tous·tes.

Aujourd’hui je suis directrice d’un théâtre national et d’une école et jamais je ne reproduirai cette violence. Je ne suis gardienne d’aucune beauté. Et mon amour du public vient de cette nécessité-là, de cet Appel que je ne cesserai plus jamais d’entendre. Cet amour n’est pas politique, il est viscéral.

Alors laissons aux cyniques la pensée selon laquelle la masse n’aimerait que la médiocrité, laissons cela à ceux qui n’ont plus envie ni de voir ni de croire. À ceux qui broient notre cœur en pensant l’éduquer. Mettez tout ça de côté et laissez-moi vous parler d’amour.

“Alors laissons aux cyniques la pensée
selon laquelle
la masse n’aimerait
que la médiocrité, laissons cela à ceux
qui n’ont plus envie
ni de voir ni de croire. À ceux qui broient notre coeur en pensant l’éduquer. Mettez
tout ça de côté et laissez-moi vous
parler d’amour. ”

Le chant des baleines

L’Appel amoureux romantique est un manque, une volonté soudaine que le monde s’explique dans la présence de l’autre. Qu’il s’incarne et que tout reprenne un peu de sens. Ou alors il est ce Zar comme le raconte le psychologue franco-égyptien Tobie Nathan, cet étranger qui pénètre notre être, et qui laisse sur notre corps visible les traces de l’invisible. Dans les deux cas, l’être amoureux appelle l’autre.
Aujourd’hui l’Appel est puissant, nous n’avons jamais eu autant besoin que d’autres performent notre présent, que d’autres fassent entendre ce qui a été jusqu’ici inouï, car au creux de la vie de celles et ceux qui ne sont pas encore dans nos salles, au fin fond de leur expérience, se loge de l’inouï. Je ne parle pas de sujets de société, je ne parle même pas de politique, je parle du chant des baleines, de ces chants qui tentent, d’un côté à l’autre de l’Océan, de trouver la grammaire pour se faire entendre, malgré les interférences des sous-marins qui brouillent leurs fréquences, malgré l’incompréhension de ceux qui vivent au-dessus des eaux. Il y a ce chant qui appelle un immense inconnu dans le noir. Alors qu’entendons-nous ?

Travailler à la « naissance du public » — pour reprendre l’expression de Samah Karaki lors de son discours inaugural d’Envisager la nuit en mars dernier —, c’est travailler, non pas à justifier le rayonnement de nos œuvres sur tous·tes, mais à entendre l’Appel, et ainsi travailler à l’apogée même de l’œuvre.
Je ne fais pas des spectacles vietnamiens pour les Vietnamiens, je ne fais pas des spectacles trans pour les trans (même si, vu les années de désertion de ces personnes dans nos salles, il n’y aurait aucune honte à inscrire ce programme sur le fronton de nos établissements publics), non, ici, nous programmons ces spectacles comme le dit Irina dans Les Trois Sœurs : « Car il me semble que maintenant, nous savons pourquoi nous vivons, pourquoi nous souffrons. »
Ici, donc, il n’y aura à choisir aucune case mortifère : ni celle du populisme ni celle de l’élitisme, et si un jour on vous dit que nos lieux sont clos et inutiles, si le vacarme de l’extrême droite et de ses disciples s’abat sur nous, j’ai espoir que ce soit vous public qui nous défendiez, au nom du chant des baleines.
Parce que nous aurons compris ici que le théâtre ne pourra pas changer le monde, mais que si les artistes sont étouffé·es, le monde à coup sûr ne pourra pas changer.

Alors le temps presse et comme le chante Dalida : « Je savais que l'on ne pourrait se passer l'un de l'autre longtemps. » Et vous êtes là, et vous n’êtes pas encore là. Et pourtant cela devient si urgent. Nous avons si peu de temps. Alors nous tentons tout. Nous créons des Galas du TnS avec les troupes du territoire, nous continuons à archiver vos mots et vos vies qui sont la source de nos créateur·rices, nous traduisons à partir de cette année nos spectacles en géorgien, en albanais, en dari, en ukrainien, en arabe, en turc, en roumain, en farsi pour les allophones de Strasbourg. Nous faisons entrer le stand-up avec force et fracas dans nos salles, nous nous déplaçons chez vous pour notre concours d’entrée à l’école et cherchons dans tout le pays les créateur·rices de demain, et tout cela nous le faisons auprès d’artistes, d’allié·es, qui répondent à l’Appel : Alexander Zeldin, Inua Ellams, Marine Bachelot Nguyen, Noëmie Ksicova, Stéphane Braunschweig, Aurélie Charon, Laurène Marx, Angélica Liddell, Hatice Özer, Maxence Vandevelde, Marcus Lindeen, Vimala Pons, Océan, Caroline Arrouas, Éléonore Barrault, Juan Bescós, Joël Pommerat.

Alors vous public qui êtes là ou qui n’avez pas encore franchi le pas, nous vous voulons ici car, comme le dit Merwane Benlazar en parlant du rap aux Flammes, vous êtes indéniables.

Caroline Guiela Nguyen, mai 2025
Directrice du TnS et de son école

“Travailler à la « naissance du public »
— pour reprendre 
l’expression de
Samah Karaki —
c’est travailler
non pas à justifier
le rayonnement
de nos œuvres sur tous·tes, mais c’est entendre l’Appel,
et ainsi travailler
à l’apogée même
de l’œuvre.”

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caroline guiela nguyen portrait par SMITH
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